Enfin quelques heures de répit dans mon horaire étourdissant. J'en ai profité pour retrouver Wolfie (mon piano) que j'avais franchement délaissé depuis presque deux semaines. Je me sentais presque coupable quand je le regardais mais le tourbillon m'empêchait de m'asseoir devant ses touches. J'ai d'abord joué Liszt, « Vallée d'Obermann » et « Orage », deux extraits (fort contrastants) des Années de pélerinage (Suisse), du piano qui réchauffe les muscles, qu'on le veuille ou non (les traits de double octaves et les passages en double-tierces d'« Orages » peuvent être assez diaboliques... je vais finir par mater tout ça!). J'ai tout à coup eu une pensée pour ce post de Philippe D. (Poisson rêveur) qui parlait de l'Intermezzo opus 118 no 2 de Brahms et me suis sentie une irréprescible envie de m'y frotter. Là aussi, ça faisait trop longtemps...
Ma partition de l'intermezzo est l'une des plus annotées que je possède, en deux langues (avec l'italien noté par Brahms, ça fait trois...). Il y a les commentaires de mon professeur de l'époque, Harvey Wedeen (habitant toujours Philadelphie, qui enseignait à la même époque à Marc-André Hamelin), certains jetés d'un geste très large. Tout au haut de la page: « balance » (équilibre) et « tone projects » (le son projette). Il y a aussi les endroits encerclés, peut-être avec un brin d'énervement (« learn » à côté de la fausse note qui refait surface à chaque semaine!). Il y aussi mes annotations, qui permettaient de suivre le fil de la narration de cet intermezzo si particulier: « tendresse », « tristesse », « couleur différente », « intensité », « souvenir », « extase ». De revoir l'écriture de mon professeur m'a plongée quelques instants dans ces années d'apprentissage, où tout est possible. J'ai revu son immense studio, son regard alerte, j'ai entendu sa voix chantante, posée, la délicatesse avec laquelle il posait sa main sur le clavier. Comme quoi, parfois, la musique peut nous plonger dans un tout autre univers...
Cet intermezzo est l'un des plus denses, des plus intimes que Brahms ait composés, un condensé sublime de son écriture. La polyphonie y est particulièrement éblouissante, les phrasés le plus souvent absolument magiques mais il y a surtout une profonde émotion qui surgit à l'interprétation (et à l'écoute). Tous les pianistes que je connais qui jouent (ou ont joué) l'oeuvre y vouent une profonde affection, fait rare qui mérite d'être mentionné. Quand ils en parlent, c'est souvent avec le ton que l'on choisit pour partager un secret, presque avec un vague rougissement, comme s'ils venaient d'être surpris en train d'embrasser passionnément l'être aimé.
Pour moi aussi, il y a une vague sensation de partager un pan d'intimité quand je l'interprète. Même si je me sens moins dénudée que lorsque je joue le Rondo en la mineur de Mozart, il y a quelque chose de si étrangement organique dans l'oeuvre qu'il est très difficile de la transmettre sans s'y laisser engouffrer. J'y entends une histoire d'amour, avec ses deux voix distinctes, parfois franchement unies, parfois presque indépendantes. On l'entend particulièrement clairement selon moi juste avant la section en fa dièse majeur en accords (più lento) et juste après. Les deux voix se chevauchent, sont aussi essentielles à la compréhension du texte, du sous-texte, l'une que l'autre. Quand elles finissent par s'unir, c'en est à la fois déchirant et exaltant. Au passage, Brahms aura teinté l'histoire de mélancolie, les souvenirs du temps passé l'auront envahi, avant qu'il ne décide de plonger vers l'avant, le présent.
En faisant des recherches sur You Tube pour trouver une version qui me convenait le moindrement, j'ai été renversée par les différences des interprétations. On sent bien que chaque pianiste a cherché à s'approprier l'oeuvre, comme si elle était la sienne et uniquement la sienne. Si certains choix de tempi, certaines libertés me séduisent ici et là, aucune interprétation ne m'a entièrement convaincue de A à Z, fort probablement parce que j'ai chevillée au coeur l'oeuvre et que, moi aussi, je me la suis appropriée. Je vous propose ici la version de Lugansky, que je trouve personnellement un tantinet précipitée mais néanmoins pleine de poésie.
Merci pour cette synthèse amoureuse d'une oeuvre qu'on ne peut ne pas aimer. La tendresse du premier thème me fait étrangement penser à la 2e Romance pour piano de Schumann. Cette oeuvre est pour moi une confession intime à la mère, épanchement de l'enfant qui souffre en silence au coeur d'un paradis perdu, longtemps après la révolte.
RépondreSupprimerMoi aussi, en le jouant hier, j'ai pensé à la Romance de Schumann... on est tout à fait dans les mêmes émotions. Peut-être est-ce la même femme qui a inspiré les deux oeuvres?
RépondreSupprimerCette femme, se serait pas une certaine Clara ;-)
RépondreSupprimerJ'ai une interprétation convenable de l'Opus 118 par Hélène Grimaud... euh non, deux versions de Grimaud : 1991 et 1995 (c'est cette dernière que je préfère).
Lucie. Merci pour cette magnifique note, profonde et sincère. Je partage votre avis sur le fait qu'il se forge une intimité immédiate entre tout pianiste et cet intermezzo. Les harmonies sont troublantes et elles font vibrer nos émotions les plus intimes. Rien que d'y penser, je frémis encore. J'envoie de ce pas cette note à Pascale, ma chère prof de piano qui me fait de temps à autre le plaisir de me l'interpréter. Comme pour toute oeuvre d'une telle majesté, on est à la recherche absolue de l'interprétation idéale qui, je crois, ne peut vraiment exister tant ce morceau se défile sous les doigts des plus grand pianistes alors qu'ils pensent avoir percé ses profond mystères. Fascinant. Comme vous, j'aime ce Brahms à l'infini.
RépondreSupprimerPetit complément sur les interprétations. Je trouve que trop de pianistes, sur Brahms comme sur Chopin,passent à côté de la beauté des harmonies et leur tension induite en jouant bien trop vite (comme Luganski : technique parfaite mais un peu "expéditif" et glacial). En jouant plus lentement et en suspendant un peu plus le temps, je trouve que l'on révèle des tensions, des questionnements extraordinaires qui sont propres à l'écriture de ces pièces. Qu'en pensez-vous ?
RépondreSupprimerPhilippe, vous avez tout à fait raison. Je joue cet intermezzo passablement plus lent (sans tomber dans le mélodrame, il faut quand même que les phrases aient du souffle) et je prends le temps de me poser sur plusieurs des harmonies (j'ai même des étoiles qui encerclent ces accords dans ma partition...). Mais les autres interprétations que j'ai trouvées sur You Tube manquaient pour la plupart de toute sensibilité (il est vrai que plusieurs interprétations étaient de pianistes amateurs, à qui il manquait justement cette profondeur qui vient avec les années). J'insiste toujours auprès des élèves pour qu'ils laissent « respirer » les phrases et qu'ils chantent (ils doivent en avoir marre, à force, mais tant pis...) ;-)
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RépondreSupprimerBonjour Lucie,
RépondreSupprimerAh au secours! J'avais pondu un véritable roman et pouf! tout a disparu. Espérons que ce message arrive à destination car la technologie et moi ne faisons pas bon ménage.
Donc pour résumer, je tenais à te féliciter pour ce magnifique blog tant par la qualité de ton écriture que pour celle des sujets traités, mais aussi des images, des vidéos, etc... C'est un réel plaisir de le parcourir. Ce journal ne pouvait que trouver un écho important car pour moi aussi, l'écriture et la musique sont des composantes essentielles de ma vie. D'ailleurs je n'arrive pas vraiment à faire de distinction entre les deux. Ce sont deux domaines qui s'entrechoquent, et à la citation connue " La musique naît où s'arrête le pouvoir des mots" (ou quelque chose de similaire) j'aurais envie de répondre que chaque morceau est une histoire et chaque note nous raconte quelque chose, un peu comme dans cet intermezzo 2 opus 118 de Brahms.
C'est la raison qui m'amène sur ton blog. Depuis 7 ans, je joue du piano et même si je n'ai pas toujours pratiqué mon instrument avec assiduité, c'est devenu mon plus fidèle compagnon. C'est mon point d'encrage et à chaque fois que je quitte mon "chez moi" je dois absolument retrouver un piano sur place! Toutes les stratégies sont bonnes.
En ce moment, je suis sur ce fameux intermezzo dont tout le monde parle avec tendresse. :-) Ce qui me frappe le plus dans ce morceau c'est la sincérité du ton sur lequel ces confidences sont dites. On est loin des esbrouffes de Liszt, d'un jeu éclatant, d'un feu d'artifices de gammes allegro visant à épater la galerie. C'est juste, c'est beau, c'est dénué d'artifices pour laisser parler le coeur. La première fois que je l'ai entendu sous les mains de mon prof, j'ai été profondément émue et les larmes roulaient sur mes joues comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Ce n'était pas de la tristesse mais une réaction à ce trop plein de beauté dans les sentiments. Ce n'était pas les oignons! lol
A ce sujet, auriez-vous (Lucie ou les autres bloggers) des conseils techniques à me donner pour interpréter cet intermezzo. Il y a beaucoup de déplacements à la main gauche qui me posent parfois problème dans la vitesse. Ce qui m'intéresse dans la musique c'est la technique comme révélateur de sensibilité... La technique pour la technique me désole et je suis totalement hermétique à l'Arabesque 1 de Debussy jouée à fond la caisse. Sacrilège...
A bientôt et merci encore pour ce blog très bien conçu.
Julie
Lucie, je viens de me rendre compte que je vous ai tutoyée alors que je ne vous connais ni d'Eve ni d'Adam. C'est sans doute parce que je me sentais proche de vous en vous lisant. Ne m'en tenez pas rigueur...
RépondreSupprimerUne dernière petite question : comment vous envoyer un message dans votre boîte directement?
RépondreSupprimerJulie: c'est fou l'effet que peut faire cet Intermezzo sur les pianistes qui la découvrent, l'apprivoisent, la cajolent...
RépondreSupprimerJe ne suis pas du tout offusquée par le tutoiement: entre musiciens, pas besoin de gants blancs.
On peut me contacter en cliquant sur mon profil. Je pensais que mon courriel y était mais il semble que j'avais omis de cliquer sur cette boîte. J'en ai profité pour intégrer ma « photo », un dessin réalisé par un ami, qui a offert à Lucy le piano de Schroeder (j'adore Snoopy et ses amis).
J'ouvre ma partition de l'opus 118 no 2 à l'instant... c'est trop tentant.
Sympa la petite photo pour illustrer ton profil. Merci pour l'adresse. C'est plus commode pour les bloggers qui souhaitent te contacter directement! Au lu du post d'hier, il semblerait que cet intermezzo soit plus que jamais d'actualité et ça me réjouit!
RépondreSupprimerDes conseils techniques pour le jouer?
http://www.webzinemaker.com/admi/m6/page.php3?num_web=15493&rubr=3&id=299513
RépondreSupprimerMa vision de la Consolation 3 de Liszt...
L'as-tu jouée et visualises-tu la même chose?