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jeudi 29 mars 2007

Instrument de lumière

Mes voisins déménagent et quelques meubles encombrants, oubliés, mal-aimés, ont été déposés sur le trottoir hier soir: de vieilles tables, une patère, des boîtes remplies de menues babioles et un mini-orgue électrique. L'objet, étrange (un format minimal, un clavier d'à peine une octave, barbouillé de noms de notes, de multiples boutons de couleur à la gauche de celui-ci), n'a pu que m'interpeller. Comment pouvait-on laisser un instrument de musique derrière soi? Même si je n'ai que peu d'usage d'un tel instrument, je suis passée à deux doigts de l'adopter. J'ai tardé à me décider et à mon retour à la maison, il y a quelques minutes, j'ai pu le voir propulser dans l'immense benne du camion à ordures par deux éboueurs consciencieux avec un pincement au coeur. Quelques secondes plus tard, alors que je mettais la clé dans la serrure, j'ai entendu le mécanisme du camion broyer le bois de piètre qualité et j'en ai alors eu le souffle coupé: j'ai ressenti le craquement des pièces jusque dans mon corps, comme si on me broyait les os d'un seul coup.
En tant que musiciens, nous entretenons tous plus ou moins une relation fusionnelle avec notre instrument. Il est tour à tour (et parfois même tout à la fois) confident privilégié qui redevient muet comme une tombe une fois l'orage passé, ami qui ne juge jamais, qu'on le piétine ou le caresse, miroir de nous-mêmes aussi pour qui ose s'y projeter. Le choix de l'oeuvre interprétée ne se fait jamais au hasard, à moins d'avoir à faire face à des délais serrés pour l'apprendre – et encore, je crois fermement qu'on n'accepte jamais d'apprendre une oeuvre à la légère, quand on sait combien d'heures elle nous habitera, tour à tour torture (l'égalité des traits à maîtriser, les phrasés à raffiner, la mémoire à assurer) et libération (l'exaltation de réussir à transmettre une interprétation réfléchie qui réussit à toucher l'auditeur).
J'aurai passé des heures plus ou moins tourmentées de mon adolescence plongée dans Chopin (n'avons-nous pas tous eu notre « phase Chopin », plus ou moins longue selon les tempéraments), les premières années de ma vie de jeune adulte disséquant avec enthousiasme les oeuvres de Mozart et découvrant de multiples oeuvres de musique de chambre (le bonheur d'avoir une excellente lecture à vue et de pouvoir se repaître pendant des heures d'oeuvres dont on ignorait tout hier encore). La musique a ponctué presque tous les événements importants de ma vie: le décès de mon père (j'ai passé la nuit à jouer de nombreux Nocturnes de Chopin pour ne plus les jouer ensuite pendant près de 20 ans, engourdie de douleur au seul souvenir de cette nuit), la journée de mon mariage (des amis musiciens et chanteurs avaient fait du moment un souvenir inaltérable), la naissance de mes enfants (quelques heures après l'accouchement, je baignais dans les Lieder de Richard Strauss), les périodes de doute existentiels (même si, souvent, je préfère alors oser faire face au silence).
Certains instruments deviennent le prolongement du corps de l'interprète: le violon qui semble croître du cou du musicien, le basson qui devient un prolongement des lèvres, le violoncelle qu'on embrasse de tous ses membres. En tant que pianiste, l'instrument est souvent si gros qu'on ne peut le qualifier d'appendice de soi. Pourtant, on a l'impression d'y entrer, d'y plonger grâce au clavier, d'avoir tout à coup une centaine de doigts (un peu comme sur ces caricatures délirantes de Liszt!), de pouvoir modeler le son à notre guise et de se laisser envahir par ses réverbérations, malgré les imperfections de l'action ou de nos interprétations. On sait aussi que, quoi qu'on décide de jouer, on en retirera quelque chose, parfois immédiatement (ces moments ha!ha! comme les appelle Leon Fleisher) mais parfois, des semaines ou même des années après, quand on ose rouvrir le vieux cahier ponctué de gribouillis et qu'on redécouvre l'oeuvre, avec nos yeux d'aujourd'hui, des années de bagage émotionnel mais aussi avec, dans les yeux, l'étincelle du souvenir de ce qu'on était alors. C'est alors qu'on osera peut-être dire, comme les publicités des années 1980, « You've come a long way, baby! », prendre le temps d'apprécier le chemin parcouru, les rencontres qui ont ponctué le périple, oser contempler certaines cicatrices qui ponctuent maintenant notre corps ou notre âme, remercier la musique, déesse féconde, rendre grâce à la vie qui bat derrière toutes ces notes. Pardonnez-moi de vous quitter si rapidement, il faut que j'aille le retrouver, cet amant exigeant mais tendre. Avec quel compositeur entreprendrons-nous une conversation intime? Chut... c'est un secret entre lui et moi.

lundi 26 mars 2007

Wasted

Je l'avoue honnêtement: je ne suis pas friande de biographies et encore moi d'autobiographies (surtout celles écrites par un nègre ou rédigé par un auteur complaisant à la solde de l'agent de l'artiste), même si j'aime glaner des informations ici ou là dans des textes consacrés à des compositeurs, qui me permettront de mieux saisir une oeuvre, l'état d'esprit qui a mené à sa conception, les émotions qui déchiraient l'artiste quelques semaines ou quelques jours avant.
Pourtant, j'ai plongé pendant plus d'une semaine dans Wasted de Marya Hornbacher, sous-titré « A memoir of anorexia and bulimia » et ce, avec un plaisir teinté par moments de surprise horrifiée. Depuis plus d'un an, une de mes jeunes amies se débat sur une base quotidienne avec ce grave problème. Quand on assiste, témoin plus ou moins impuissant en périphérie, à ce combat inégal de l'esprit contre le corps, à l'éclosion puis à l'impétueux contrôle qu'exerce cette folie en apparence douce mais terriblement dévastatrice sur un esprit malléable, quand on se reconnaît parfois dans les mensonges que notre esprit conditionné par la contemplation de figures filiformes sur papier glacé nous souffle à l'oreille sur une base quasi-quotidienne, on ne peut qu'être interpellée par la lecture de cet ouvrage paru en 1999.
Loin de se complaire dans la fange qu'affectionne ces temps-ci les auteurs d'autofiction (j'étais par moment révulsée à la lecture de Folle de Nelly Arcan), l'auteur se met en scène, sans fard, pleinement assumée dans sa démesure, et nous fait plonger avec elle dans les remous de ce mal qui a rongé une partie de son enfance, toute son adolescence et qui continue de régimenter les décisions qu'elle prend aujourd'hui, au début de la trentaine. L'écriture est directe, parfois crue (les gros mots sont utilisés, mais jamais de façon complaisante) mais reste limpide, lumineuse, lyrique. En réussissant à se dissocier d'une certaine façon d'elle-même, elle nous convainc avec plus de véracité, nous prend par la main avec douceur mais nous force à faire face à ses démons, à nos démons. Elle nous démontre (et démonte) les mécanismes mentaux qui ont mené à ce qu'elle veuille disparaître en se laissant mourir à petit feu. « It seemed to me that only our means were different; our ends were very much the same. Carving away at the body to—symbolically and literally—carve up an imperfect soul. »
L'auteur entretient une relation des plus malsaines avec la nourriture, certes, mais voue un amour inexorable à la littérature, à la poésie, à l'écriture (elle a d'ailleurs également signé un roman, The Center of Winter et nombre d'articles dans des journaux et des magazines). On pourra par contre considérer la fin précipitée: l'histoire se boucle alors qu'elle entre de nouveau à l'hôpital pour des traitements et l'auteur saute ensuite au temps présent pour nous laisser sous-entendre qu'elle s'en est « sortie ». Évidemment, on est loin du « ils vécurent heureux et eurent de nombreux enfants » traditionnel et Hornbacher est honnête en fin de parcours quand elle nous explique que rien n'est gagné, que cette guerre de tranchées se poursuit au quotidien et que l'écriture de ce livre n'a rien eu de « thérapeutique » (elle devait d'ailleurs rechuter quelque temps après sa publication).
Un manuel de survie à se procurer quand on souhaite accompagner en comprenant mieux (je reste là, si tu as besoin de moi), un témoin éloquent d'une époque où le paraître a pris toute la place de l'être (quand assisterons-nous au retour du balancier?), un livre qu'on referme et qui change irrévocablement notre façon de percevoir l'autre mais surtout soi-même (pourquoi ne réussis-je pas à m'accepter telle que je suis?).

vendredi 23 mars 2007

Où lire, quand lire...

Êtes-vous de ceux qui lisez en marchant, maximisant chaque instant volé pour vous plonger dans l'univers d'un autre (j'avoue moi-même y succomber assez régulièrement)? Vous serez séduit par la lecture de ce petit billet de Nicolas Dickner sur le sujet. http://www.voir.ca/livres/horschamps.aspx?iIDArticle=46528

mercredi 21 mars 2007

Salon du livre de Paris

Pour s'évader, découvrir certains des auteurs de la littérature indienne (je ne peux que recommander les écrits de Vikram Seth et, bien sûr, de Rushdie) et s'ouvrir à de nouveaux horizons littéraires... lire

lundi 19 mars 2007

Challenge ABC 2007

En visitant le site perso de Gilles Jobin (instigateur d'un merveilleux site de citations), je suis tombée sur cet intéressant défi, le Challenge ABC 2007 http://abc2007.canalblog.com/. Il consiste à lire en 2007 une série de livres non encore lus, voire d'auteurs à découvrir, dont les noms commencent chacun par une des 26 lettres de l'alphabet mais la formule reste très flexible(un des membres a par exemple décidé de choisir des auteurs de pays commençant par la lettre de l'alphabet choisi, par exemple Autriche, Belgique, Canada, etc.) . Bien sûr, à tout moment, il est possible de modifier sa liste.
Étant par nature légèrement rébarbative à une trop grande planification, surtout quand vient le temps de se faire plaisir, je ne me commettrai pas en affichant une liste complète en début d'année. Vous retrouverez par contre dans ma liste de lecture 2007 le détail des livres que j'aurai lus (j'exclus les lectures reliées au travail) et mon appréciation.
*: bof...
**: bien mais pas renversant
***: un excellent moment
****: mémorable
*****: exceptionnel

vendredi 16 mars 2007

Romances de Rachmaninov

Ayant récemment eu à rédiger les notes d'un disque de Romances de Rachmaninov et de quelques mélodies de Liszt (à paraître bientôt, sous étiquette Analekta), j'ai découvert un univers fascinant. J'ai notamment appris que, historiquement, la romance a d’abord été un genre épique littéraire, déclamé en espagnol et en vers octosyllabiques. Elle a rapidement été adoptée par d’autres auteurs européens avant de se transformer en genre musical. Très en faveur en France à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle (Chateaubriand signera notamment plusieurs textes), la romance se veut le trait d’union entre la musique populaire et la musique de concert (sommes-nous si loin de l'univers des Romances sans paroles de Mendelssohn... pas tant que ça, finalement!).
En héritier de Glinka mais surtout de Tchaïkovski qui porta le genre vers de nouveaux sommets, Sergueï Rachmaninov (1873-1943) devait composer plus de 80 romances entre 1890 (il avait 17 ans et complétait ses études au Conservatoire de Moscou) et 1917, moment du départ de Russie du compositeur (il ne retouchera plus jamais au genre, comme si le souvenir de sa terre natale restait trop douloureux). Rachmaninov devait renouveler la richesse mélodique de ces tableaux intimistes en les habillant d’une expressive éloquence et, en virtuose exceptionnel, confiant une part importante du contenu musical au piano. Le piano devient tour à tour narrateur en devançant la ligne mélodique chantée, confident reprenant l’une ou l’autre des phrases, peintre qui conjure avec maestria des visions de torrents ruisselants, de vents d’automne ou l’immensité des plaines géorgiennes, amant timide ou impétueux. Comme pianiste, ce répertoire est particulièrement jouissif et j'ai eu plaisir à déchiffrer certaines des partitions. On plaindrait presque les chanteurs de n'avoir qu'un rôle « minimal » ici si le mariage entre voix et piano n'était si réussi.
Rachmaninov choisit les textes qu’il mettra en musique avec une grande sensibilité littéraire: le dieu de la poésie Pouchkine bien sûr mais aussi Balmont, G. Galina (nom de plume de la comtesse Einerling), le poète égo-futuriste Igor Severyanin, même Shelley (dans une traducton libre de Balmont). Ces mélodies serviront d’abord et avant tout d’exutoire à son tempérament volontiers inquiet. Comme Tchaïkovski, il ne peut que se sentir interpellé par les atmosphères pessimistes évoquées par les vers et chercher à en transmettre les subtilités musicalement. Un répertoire à découvrir absolument!

La Société des jeunes pianistes

Si, comme moi, votre coeur balance entre musique et littérature, vous avez probablement déjà été interpellé par certains romans (trop rares) mettant en lumière des musiciens. Au nombre des lectures mémorables au fil des ans, je devrais inclure, outre l'incontournable La vie de Liszt est un roman de Zsolt Harsanyi (entre biographie et littérature de fiction), La voix des anges d'Anne Rice (sur le monde des castrats), An Equal Music de Vikram Seth (une histoire d'amour improbable au sein d'un quatuor à cordes), Franz et Clara de Philippe Labro (parsemé de réflexions d'une grande poésie sur la transmission et la réception des oeuvres musicales) mais surtout, Le temps où nous chantions de Richard Powers (Éditions du Cherche-midi, 2006), l'un de ces trop rares livres que l’on voudrait ne jamais voir se terminer et que, pourtant, on se sent forcé de lire de façon compulsive. David, jeune scientifique juif fuyant le nazisme et spécialiste de la relativité, rencontre, au légendaire concert extérieur de Marian Anderson à Washington, Delia, chanteuse noire issue de la bourgeoisie de Philadelphie. Malgré les différences d’éducation, les tensions raciales qui imprègnent tout le livre et l’incompréhension des gens qui les entourent, ils fondent une famille, qu’ils élèvent dans la tradition de la musique classique. Les soirées en famille sont passées à chanter, à jouer au jeu des citations musicales (les mélomanes ferrés se délecteront), à partager cet amour qui les définit de façon plus juste que leur couleur de peau. Jonah, l’aîné, deviendra chanteur classique, puis un des premiers « baroqueux »; Joey (le narrateur) optera pour une carrière de pianiste, tandis que Ruth choisira la voie de l’activisme politique avant de retrouver la musique, plus tard dans sa vie. La musique ne sert pas seulement de toile de fond à cette grande fresque américaine qui couvre une soixantaine d’année, elle en est le cœur vibrant. Richard Powers (qui a suivi des cours de chant pendant de nombreuses années) décrit avec une rare finesse les airs musicaux qu’il évoque et les émotions qu’ils suscitent, rend presque simple la physique quantique (il a étudié en physique et a travaillé en informatique avant de se consacrer à la littérature), mais sait surtout peindre les soubresauts de la vie qui comble autant qu’elle déchire.
Dans ce même registre (mais beaucoup moins touffu), je viens de terminer la semaine dernière La société des jeunes pianistes de Ketil Björnstad. Artiste norvégien particulièrement prolifique (il a écrit de nombreux ouvrages de poésie, des romans, du théâtre mais aussi des musiques de film en plus de voir enregistrées nombre de ses oeuvres), il signe ici un roman très personnel (premier titre traduit en français) qui rejoint d'une certaine façon son propre parcours de jeune pianiste (il a fait ses débuts avec l'Orchestre philharmonique d'Oslo en janvier 1969, période du récit). Portrait d'une certaine jeunesse à la fois désabusée et exaltée qui vit en marge de la société, le roman m'a avant tout séduite par sa réflexion sur la pertinence du langage musical et sur les choix qu'on doit poser pour devenir interprète (Rebecca abandonnera au lendemain de ses débuts, la musique ne pourra pas sauver Anja de ses démons, Selma Lynge entretient une relation à la limite du malsain avec ses étudiants). Quand on a eu à poser ces même choix jadis, même s'ils étaient moins déchirants, on ne peut que se sentir interpellé par certaines des affirmations. « Rien n'est anormal quand il s'agit de musique classique, mon cher. Nous évoluons dans une arène destinée aux infirmes comme aux génies », souligne d'ailleurs Selma Lynge, pianiste étoile devenue pédagogue, ayant abandonné sa carrière par amour. Le livre foisonne d'histoires parallèles, de destins entrecroisés qui s'entrechoquent parfois, évoqués en demi-teintes malgré l'intensité des émotions sous-jacentes.
On déplorera par contre certaines maladresses malencontreuses du traducteur, notamment dans les titres d'oeuvres (la « Révolutionnaire » de Chopin devient par exemple « Étude de la révolution ») et les tonalités (la Fantaisie de Schubert est ainsi « transposée » en fa dièse plutôt qu'en fa mineur).

jeudi 15 mars 2007

Mozart



« Dieu descend à terre aussi naturellement que la musique de Mozart monte au ciel, mais il nous manque l'oreille pour l'entendre. » (Christian Bobin)

Pendant quelques années, je n’ai fréquenté Mozart que de loin et puis, un jour, choc absolu, j’ai découvert, grâce à un nouveau professeur, le deuxième mouvement de la Sonate K. 576, son ultime sonate. La pure beauté du thème, la longueur des phrases, l’intermède en fa dièse mineur à pleurer, les soupirs sous-entendus par les coulés… Le charme avait opéré et je me retrouvais happée, fatalement, touchée au cœur. Ma mère m’avait offert l’enregistrement d’Ashkenazy, que j’écoutais assidûment. Sur l’autre face se trouvait le poignant Rondo en la mineur K. 511, une œuvre inclassable, intime, qu’on veut garder pour soi comme un cadeau précieux. (Même aujourd’hui, quand je le joue, j’ai toujours l’impression d’être impudique, comme si on pouvait me lire à travers ses détours.) L’année suivante, je travaillais le troisième mouvement, exubérant, malgré ses passages de triolets dans la main gauche, à coordonner avec la main droite et ses deux contre et trois. L’année d’après, je m’attaquais au premier mouvement, avec son premier thème évoquant les cors de chasse, ses passages en canon qui m’ont appris à faire confiance à ma technique et ses délicieuses arabesques. C’était la consécration d’un coup de foudre dont je ne me suis jamais remise. Ont suivi, pêle-mêle, plusieurs autres sonates, des concertos, des fantaisies, puis j’ai accompagné des chanteurs, des clarinettistes (comment se lasser du sublime Concerto), ai joué les Réminiscences de Don Juan de Liszt, et j’en passe…
Pour moi, dès le début, Mozart avait été immatériel, irréprochable, intouchable. Quand j’ai découvert, à travers la pièce Amadeus (puis ensuite le film) un autre visage du compositeur, j’en ai voulu pendant des semaines à Peter Shaffer d’avoir crevé une bulle parfaite. On ne pouvait pas être à la fois si solaire et si bassement terre-à-terre. Impossible d’associer la coquinerie, la grivoiserie et l’insolence à la pureté, à la magie et à la transcendance. Privée de repères pendant quelque temps, j’ai hésité, déchirée entre le portrait idéal que je m’étais façonné et son revers, par trop humain. Finalement, j’ai cédé. Je suis allée à la source et me suis mise à la lecture de lettres de Mozart. J’ai alors découvert les visages multiples de cet être d’exception qui façonnait des œuvres dans sa tête dans leur entièreté avant de les jeter sur papier, à peine retouchées mais qui, du même souffle, embrassait la vie avec ses surprises, ses plaisirs, son côté parfois loufoque mais aussi ses rancœurs, ses déchirements, ses douleurs.
Quand on lit ses lettres – comme lorsque l’on déchiffre ses grandes œuvres musicales –, on sourit souvent, on rigole parfois à voix haute, on ose devenir commère et se moquer des travers de ses contemporains (certaines critiques sont particulièrement assassines!). On s’enflamme de tendresse quand il écrit à Constanze, on se reconnaît dans sa peur de la mort, dans sa quête perpétuelle d’être enfin accepté par un parent. « Papa chéri, je ne puis écrire en vers, je ne suis pas poète. Je ne puis distribuer les phrases assez artistement pour leur faire produire des ombres et des lumières, je ne suis pas peintre. Je ne puis non plus exprimer par des signes et une pantomime mes sentiments et mes pensées, je ne suis pas danseur. Mais je le puis par les sons : je suis musicien. » Merveilleux Mozart!
Quels que soient les sentiments suscités, on ne peut qu’être renversé par la profonde humanité qui se dégage de ces lignes et des œuvres musicales qu’elles évoquent. J’ai accepté avec le temps qu’au fond, c’est cette fragilité qui me séduit à chaque écoute. Ces journaux intimes musicaux me révèlent de nouveaux pans du visage du compositeur, bien sûr (les chromatismes ne sont jamais si évocateurs que sous les doigts de Mozart), mais surtout de moi-même. Si Beethoven nous élève, Mozart nous force à fixer notre reflet dans la glace et nous ramène à l’essence même de notre être. C’est peut-être bien pour cela finalement que, comme l’affirmait Schnabel, « Mozart est trop facile pour les enfants et trop difficile pour les adultes ».

Bienvenue

Impossible pour moi de me définir uniquement comme pianiste, comme auteur ou comme pédagogue. Difficile de dire lequel du piano ou de la littérature fut ma première confidente puisque j'ai appris à lire les lettres et les notes sur la portée la même année.
Dès le primaire, je lisais de façon compulsive et j'ai rapidement fait le tour de la bibliothèque des enfants de mon quartier. De ces années, je retiendrai bien sûr Le petit prince de Saint-Ex (le nombre de fois que j'ai écouté le disque avec Gérard Philippe!), les Arsène Lupin, probablement en premier lieu L'Ile aux trente cercueils et les Agatha Christie (dans le même registre, il est vrai, tout comme les Sherlock Holmes que j’avais également dévorés). Côté musique, déjà l'illumination Mozart m'avait frappée, notamment grâce à l'un des albums de la collection du Petit Ménestrel, ces livres-disques qui narraient la vie des compositeurs et dont je ne me lassais jamais. Son périple d’enfant prodige et le côté ludique de ses mélodies ont peut-être d’abord séduit la petite fille. Quelques années plus tard, j’ai établi un premier contact, plus direct cette fois, avec Mozart, alors que mon professeur de piano me donnait à déchiffrer le premier mouvement de la Première Sonatine viennoise.
Au fil des ans et des apprentissages, les goûts dans les deux domaines se sont affinés mais certaines constantes demeurent. Côté musique, m'habitent encore Mozart mais aussi Schumann (peut-être parce que, lui aussi, ne pouvait faire le choix de préférer la musique à l'écriture), Debussy (pour sa façon de manipuler les sonorités). Après avoir boudé Beethoven pendant des années (je lui en ai longtemps voulu d'avoir partagé « ma » date de naissance), je lui voue un amour de plus en plus profond. Ces temps-ci, sa « Tempête » envahit mon esprit et mes doigts. Côté littérature, les vents ont soufflé dans de multiples directions depuis mes premières lectures. À ce moment de ma vie, j'avoue une prédilection pour Paul Auster chez les auteurs américains (même si je m'avoue déçue de son dernier opus) et, côté canadien Timothy Findley, Nancy Huston, Margaret Attwood (mais pas tout), Jacques Poulin (découvert récemment), Pascale Quiviger (lumineux Cercle parfait). Quand j'aime un auteur, j'ai tendance à tout lire de lui (elle), au risque de friser l'indigestion. Quand j'aime un compositeur, je me lasse rarement de découvrir de nouvelles facettes d'oeuvres que je croyais maîtriser parfaitement. Au fil des semaines, j'espère vous faire partager mes coups de coeur littéraires, mes interrogations de musicienne, le regard que je pose sur la vie qui bat, imprévisible mais souvent magnifique.