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samedi 2 avril 2011

Kafka en musique

Puisque c'est relativement rare qu'un concert propose une traduction - ou peut-être plutôt une évocation en musique - de textes littéraires, sans même (dans deux des trois cas) que le texte ne soit lu, je me permets ici de reprendre ici un texte publié dans le numéro d'avril de La Scena Musicale (malheureusement pas encore en ligne au moment où j'écris ces lignes). Je me suis glissée en salle lors du premier spectacle de la série (le mot me semble mal choisi, considérant l'expérience vécue; j'aurais peut-être pu écrire performance, dialogue...) et en suis sortie troublée et touchée. Il y avait dans cette appropriation d'un texte (découvert récemment, alors que je travaillais à l'article) une possibilité de  lectures croisées démultipliées, qui se répondent l'une l'autre, renvoyant au texte, mais sans en être prisonnières, le comble de la mise en abime ayant été atteint sans doute quand des spectateurs ont effectivement quitté la Chapelle historique du Bon-Pasteur, alors que le texte évoque la moins grande popularité du jeuneur, délaissé par les foules qui souhaitent découvrir autre chose.



Traduire Kakfa

Les 1er, 8 et 15 avril, les Productions SuperMusiques donnent carte blanche à Jean Derome pour transmettre, en musique improvisée, mais aussi en gestes, trois nouvelles de Franz Kafka : Un artiste de la faim, Le terrier et Joséphine la cantatrice. Le multi-instrumentiste et compositeur renoue ici avec des lectures de jeunesse. « Ces textes proviennent d’un même livre, lu à l’âge de 16 ans, alors que je réalisais tout juste que j’allais devenir musicien », explique-t-il en entrevue.  Ces textes tardifs ne seront pas tant illustrés qu’ils serviront d’élément déclencheur à une réflexion sur l’art. Trois transpositions seront proposées. La première se veut uniquement musicale, la deuxième intégrera la danseuse Louise Bédard et le violoniste Malcolm Goldstein et les participants uniront leurs forces pour offrir un contrepoint à une lecture de Christiane Pasquier dans le dernier.

Ce n’est ni la première ni la dernière fois que Jean Derome tentera d’abolir les frontières entre les genres. En quarante ans de carrière, il a ainsi présenté une version sans paroles de Phèdre de Racine, a marié les principes du gagaku japonais aux élans jazz, a mis en musique des concepts mathématiques, en plus d’offrir des hommages à des écrivains, des photographes ou des sculpteurs.


Un artiste de la faim décrit la vie et la mort d’un jeûneur professionnel – un « performeur » selon les termes contemporains –, d’abord adulé par les foules, puis condamné à servir de numéro parallèle de cirque. « Un beau jour le jeûneur gâté par les applaudissements de la foule se vit délaissé du public, avide de folles distractions, qui envahissait maintenant d’autres salles de spectacles », écrit Kafka, propos qui semble ne rien avoir perdu de sa pertinence, alors que nombre d’artistes d’un certain âge se voient délaissés par le succès. « L’aspect sport de l’art me pose énormément de questions, avoue Derome. La virtuosité ne devrait jamais être un but; l’art se trouve ainsi pris en otage. Le répertoire s’amincit parce que le public éprouve beaucoup de difficultés avec la création; pour lui, il devient presque impossible d’évaluer la virtuosité de l’interprète et ainsi juger de sa qualité. Pourquoi a-t-on besoin de savoir si l’artiste est bon ou non ? Si la musique passe, quelle importance ? » Derome retrouve ici sa complice Joanne Hétu et le percussionniste Isaiah Ceccarelli, afin de rendre la vibration du texte en musique, en extraire l’essence, chacun des trois interprètes incarnant à un moment ou l’autre de l’improvisation d’une cinquantaine de minutes le jeûneur et les différents témoins. « Je définis des espaces, mais je reste complètement ouvert. Les choix s’installeront de façon naturelle et atteindront une certaine cohérence, la question de l’écoute, de la perméabilité, se posant aux trois interprètes. »

Le Terrier, texte inachevé de Kafka, aborde la quasi-impossibilité de réaliser un chef-d’œuvre : « Ah ! Si j’avais du moins réalisé les projets les plus importants de ma jeunesse et des premiers temps de mon âge mûr ! Hélas ! Que n’en ai-je eu la force ! » L’artiste est-il condamné à toujours reprendre chaque geste ? Louise Bédard, Malcolm Goldstein et Jean Derome interviendront dans un parallélisme de solitudes, imperméables aux mouvements des autres, le hall et la salle d’exposition de la Chapelle historique du Bon-Pasteur symbolisant l’extérieur du terrier. La musique évoluera en déplacements constants, dans un dédale d’amorces, le spectateur – prolongement ici du lecteur – devenant aussi bien menace que témoin.

Joséphine la cantatrice explore le rapport à l’art éteint. La souris chante, et le peuple entier se réunit, mais quel devient son statut ? « Si jamais il devait se trouver parmi nous un véritable artiste, nous ne le supporterions certainement pas dans ces moments-là et nous repousserions d’une voix unanime l’insanité d’une telle audition », souligne le narrateur. « Joséphine ne retire aucun revenu de son art, souhaite être subventionnée, obtenir le soutien du peuple, dit Derome. Cela me fait tellement penser à notre époque ! À la première lecture, je m’identifiais à elle comme représentante de l’artiste incompris. Combien de fois les musiciens de l’avant-garde n’ont-ils pas entendu : “Vous ne savez pas jouer !” Mais, en même temps, elle est très populaire. Peut-être Kafka parle-t-il ici des artistes populaires de son époque ? Cela reste mystérieux, on ne comprend jamais pourquoi son charme opère et le public lui reste fidèle.

Outre quelques balises, les collaborateurs aborderont chaque « traduction » avec un courage que les personnages de Kakfa leur auraient envié. « L’improvisateur travaille sur lui-même, sa capacité de décodage, son acuité, sa vitesse de réaction; cela relève parfois plus du championnat de karaté ! On ne s’improvise pas improvisateur, c’est la pratique d’une vie. Les improvisateurs ne jouent pas n’importe quoi, mais bien ce qu’ils veulent. Ils demeurent responsables de chaque action, tant au niveau individuel que collectif. Il est essentiel de donner un sens à tout ! »

» Les 1er, 8 et 15 avril, Chapelle historique du Bon-Pasteur. Entrée libre.

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