« Le sentiment que j’ai de la vie est un sentiment musical – la musique, comme chacun sait, accomplissant ce prodige de disparaître dans le même temps où elle apparaît. » (Christian Bobin, Autoportrait au radiateur)
J'ai joué dans toutes sortes de circonstances dans ma vie: dans des cocktails mondains quand personne (ou presque) n'écoute, pour les enfants qui attendaient à l'arrière-scène lors du 50e anniversaire de mon école primaire (les adultes étant trop occupés à échanger des souvenirs sans doute), lors de mariages, en récitals privés, menant un(e) ami(e) aux larmes, dans des concerts d'élèves, dans des concours plus ou moins importants, en tant qu'accompagnatrice (pianiste collaboratrice plutôt), à quatre-mains, à deux pianos, dans un musée... Rien de comparable encore à l'expérience de jouer dans une église, sur un clavier électronique, lors de l'accueil de parents, amis et connaissances, pendant l'heure et quart précédant les funérailles du père de quatre de mes anciens élèves, fauché en quelques mois par un cancer fulgurant, à 46 ans.
Le matin, je suis partie en métro avec 4 ou 5 kilos de partitions sur le dos: quelques pages classiques, mais surtout de la pop, le père étant guitariste amateur, fervent amateur notamment des Beatles et des groupes anglais des années 1960 et 1970. Quand j'ai parlé à la mère dimanche des détails techniques, j'entendais à l'arrière-plan deux des filles, l'une chantant, l'autre l'accompagnant au piano. Cela faisait semble-t-il une heure et demie qu'elles épluchaient une anthologie des Beatles (arrangée pour piano facile) que je leur avais dénichée il y a quelques années. J'ai réalisé combien j'étais bénie d'avoir pu leur transmettre la grammaire et la syntaxe du langage universel.
L'émotion était bien sûr à son comble. On ne quitte pas cette vie de la même façon dans la force de l'âge que lorsque centenaire. L'église était aussi bondée qu'à la messe de minuit, l'homme, l'un des plus gentils et intègres que j'aie jamais rencontrés, en ayant visiblement touché des centaines d'autres. Je revoyais les enfants pour la première fois depuis un an, si dignes dans leurs vêtements sombres. Un instant, j'ai craint de ne pas avoir assez de bras, d'amour, pour les envelopper tous.
Je suis rentrée et me suis assise derrière le clavier, à moins d'un mètre de la photo du défunt, posée sur un chevalet. Lui pourrait m'entendre parfaitement, me souffler à l'oreille peut-être ce que j'allais jouer. J'ai interprété Bach, Satie, puis me suis laissée porter, parfois par les demandes spéciales des enfants. Tous sont venus à un moment ou l'autre près du piano, même si deux ont maintenant changé d'instrument. La puce, que j'ai connue même avant sa naissance, s'est plantée pendant de longues minutes à mes côtés, parfaitement attentive. Le garçon est venu s'informer à un moment si je ne m'« ennuyais pas trop » et a tourné mes pages. La troisième s'est assise dans la première rangée avec ses amies, pour discuter en musique sans doute. L'aînée me raconterait après la cérémonie qu'elle avait commencé à apprendre Stairway to Heaven, mais n'avait pas eu le temps de se rendre jusqu'au bout avant que... La mère aussi a pris le temps de respirer quelques minutes, dans le calme, alors que je jouais Smile de Charlie Chaplin. Nos regards se sont croisés quelques secondes, un sourire spontané est né. La musique, une fois encore, démontrait sa toute-puissance.
Merci à Jules de nous avoir réunis. Merci aux proches qui, à distance, m'ont accompagnée en pensée pendant ces instants d'une rare intensité. Merci la musique, langue maternelle, langue universelle. Merci la vie, même quand tu sembles un peu chiche.
« La mort n’éteint pas la musique, n’éteint pas les roses, n’éteint pas les livres, n’éteint rien. » (Christian Bobin, Un assassin blanc comme neige)
3 commentaires:
Un très beau texte et une très belle chanson.
Merci Lucie.
Merci d'avoir joué un rôle de soutien Topi!
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