Hier matin, concert du printemps des élèves. La pression a été forte dans les semaines précédant l'événement, qui se tenait cette année un mois plus tôt (faute de salle disponible). Quatre semaines de travail intensif (c'est à la 25e heure qu'ils livrent tous la marchandise, soyons réalistes) en moins, le moral vaguement dans les talons grâce aux caprices de madame Météo, des revirements de dernière seconde côté programme, l'édifice pouvait par moments sembler légèrement instable. Et pourtant...
Certes, il y a eu quelques accrochages (particulièrement chez les plus jeunes, moins aptes à se « retourner » rapidement), quelques instants suspendus où l'on croise les doigts pour que l'élève retrouve rapidement ses repères ou ose en jeter sous le tapis, l'incertitude face à ces quelques nouveaux dont on ne sait encore trop comment ils réagiront sous pression (ils s'en sont tous bien tirés).
Le public assemblé aura probablement retenu la contagieuse Cinquième Danse hongroise de Brahms (belle connivence entre prof et élève) et les interprétations des trois plus avancés. Il est vrai que le Prélude en do dièse de Rachmaninov a été interprété avec intensité, subtilité et un rare charisme. Le jeune homme dégageait presque une aura de star rock, chemise subtilement ouverte, regard ténébreux, cheveux longs, légèrement ondulés (certaine toute jeune élève en est presque tombée amoureuse sur le champ... je n'invente rien). Il y eut aussi un Nocturne en mi mineur de Chopin d'une belle profondeur. Quand je repense à la sonorité mécanique et volontiers forcée de la jeune fille il y a un peu plus d'un an, j'ai eu conscience d'assister à un autre moment de grande musique. Il y a eu aussi ces deux mouvements de « Tempête » de Beethoven, assumés entièrement par la pianiste, qui n'a pas hésité à se mettre en danger tout en attirant le public dans sa toile, tour à tour avec tendresse, avec révolte, avec intimité.
Je me souviendrai de ces quelques instants de grâce, certes, mais aussi de ceux qu'on n'attendait pas: une chute de phrase parfaitement timbrée, une complicité entre interprète et public (oscillant quasi à l'unisson au rythme de Take Five, par exemple), une solidité de jeu exceptionnelle chez une quasi-débutante.
J'ai aussi eu l'impression de voir naître un pianiste sous mes yeux, de façon presque palpable. Le jeune homme a beaucoup progressé cette année, est passé du statut de bon-élève-mais-bof à celui de pianiste en contrôle de ses moyens. Dans ce premier mouvement de la Sonate « à la lune » de Beethoven, mouvement qu'on hésite encore à aimer après tant d'interprétations plus ou moins massacrées, j'ai senti un ange passer. La touche était ferme et moelleuse à la fois, les nuances enfin dessinées avec sentiment, la profondeur de l'oeuvre apparaissait enfin, comme si c'était la première fois. Je ne suis même pas certaine que le principal intéressé ait réalisé l'ampleur du pas qu'il venait de franchir et cela a peut-être rendu le moment encore plus foudroyant pour moi qui assistais, fascinée, à l'éclosion d'un pianiste, d'un vrai.
Merci la vie pour ces instants de magie!
J'ai écrit dans mon journal cette semaine que ceux qui ne jouent pas le piano ne savent pas ce qu'ils manquent. Cette combinaison des joies de l'esprit mêlées à celle du corps (car les musiciens sont des athlètes) pour arriver, avec rigueur et application, à la beauté musicale est en quelque sorte un bonheur inexprimable. Joies certaines pour la pédagogue que tu es d'avoir été témoin des talents se révélant à travers ces interprétations musicales. Je repense à «l'ange qui passe», bellement évoqué dans ton billet, et songe soudainement à toutes les douleurs, tous les doutes et tout l'amour que requiert une seule de ces révélations dans la vie d'un jeune musicien. Parce que la musique existe, on peut encore espérer qu'il vaut la peine de sauver le monde.
RépondreSupprimerClaudio