Si plusieurs commentateurs considèrent Le Clavier bien tempéré de Bach comme l’Ancien Testament et les 32 Sonates de Beethoven le Nouveau Testament du piano, on ne peut nier la place essentielle qu’occupe les 27 Études de Chopin (opus 10, opus 25 et ses Trois Nouvelles Études) dans la littérature pianistique. Comme ce sera le cas avec le scherzo, le nocturne ou même le prélude, Chopin transforme un genre aux repères bien ancrés en une somme colossale considérée, aujourd’hui encore, comme un passage obligé pour tout jeune pianiste qui cherche à maîtriser les écueils techniques et tout interprète sérieux qui souhaite travailler d’un même souffle langages pianistique et poétique.
Les Études de Chopin font irrévocablement basculer la technique du piano dans l’ère moderne. Les compositeurs du XVIIIe et même du début du XIXe siècle dédiaient essentiellement à l’instrument des traits de gammes ou d’arpèges, évitaient toute utilisation du pouce sur les touches noires, privilégiaient une écriture regroupée pour les cinq doigts et rejetaient presque systématiquement les sauts de plus d’une octave. Néanmoins, au fil des ans, les possibilités mécaniques de l’instrument s’étaient déployées (puissance accrue, arrivée du double échappement) et l’instrument était prêt à prendre sa place de « roi des instruments ».
Particulièrement perspicace face aux possibilités renouvelées de l’instrument, Chopin a choisi de se concentrer sur ses forces, saisissant qu’il faudrait adapter la technique au nouvel instrument et non le contraire. « Et quelle qu’ait été la rigueur réfléchie des “exercices” dont il s’était imposé l’obligation et qui ont donné naissance aux deux cahiers d’Études (les premières d’entre elles ayant au reste vu le jour sous cette domination résolument utilitaire), il faut admettre qu’une immortelle collection de chef-d’œuvres consacrés à l’ennoblissement poétique de la virtuosité instrumentale n’aurait pas été conçue, la main de Chopin n’eût-elle pas été celle dont la nature lui avait fait le royal présent », explique Alfred Cortot dans Aspects de Chopin. Cette main, dont le moulage émeut quand on le contemple, avait nombre de particularités étonnantes, dont une grande agilité qui avait porté un contemporain de Chopin à s’exclamer : « Mais il a des mains de serpent! »
Résumer les Études à une série de prouesses techniques à maîtriser ou à une nouvelle technique pianistique à s’approprier serait mal saisir l’essence même du cycle. Pour Chopin, la musique demeure un langage, capable de tout exprimer : pensées, sentiments, sensations. Plutôt que de traiter le piano comme un instrument de percussion, il lui octroie le rôle de confident, transforme sa mécanique en chant. « Sous ses doigts, chaque phrase musicale sonnait comme du chant, et avec une clarté telle que chaque note prenait la signification d’une syllabe, chaque mesure celle d’un mot, chaque phrase celle d’une pensée », précise Carl Mikuli dans Chopin vu par ses élèves de Jean-Jacques Eigeldinger. « Caressez la touche, ne la heurtez jamais! » disait d’ailleurs Chopin. « De quelle souplesse caressante, de quelle agilité miraculeuse, ces doigts nettement détachés à leur base et dotés d’une manifeste indépendance individuelle ne se sont-ils pas témoignés dans leurs instinctifs recours aux enchantements de cette virtuosité ravissante et profuse dont ils paraient les élans d’une inspiration aussi prompte à les accueillir que l’est la branche inclinée au souffle du vent, des capricieux enroulement du chèvrefeuille et des volubilis. “doigts de velours” aimait à dire George Sand… », poursuit Cortot.
Si chaque Étude est ouvertement consacrée à la maîtrise de l’une ou l’autre des difficultés techniques qui peuvent handicaper la fluidité du jeu pianistique, Chopin réussit à y insuffler, avec une maestria extraordinaire, un sens musical qui transcende la difficulté pour élever l’exercice en une véritable œuvre d’art. Pour le compositeur, intellect et émotion ne font qu’un et tenter de les dissocier serait pure futilité. « Et le moyen mécanique ici, pour demeurer secondaire à l’intention créatrice qui l’ordonne et l’anime, ne se doit pas moins de prendre sa place, et d’importance, dans l’analyse des éléments constitutifs du génie de Chopin, qui n’a pas été seulement le plus musicien des pianistes, mais également – à mon gré du moins, et à ne s’en tenir qu’aux exemples dont son œuvre nous donne témoignage – le plus miraculeusement pianiste d’entre les musiciens », conclut Cortot.
La portée de ces études fut immédiate et le cycle s'avérera essentiel au développement du genre, comme en témoigneront les essais subséquents de Liszt, Schumann, Debussy, Rachmaninov, Debussy ou, plus récemment, Ligeti.
Quelques études, interprétées par Horowitz.
Comme j'aime quand tu parles de piano!!! J'ai écouté les études de Chopin plus attentivement au début de l'année et malgré le fait qu'elles aient été bâties pour travailler diverses "technicalités" pianistiques, elles sont tellement musicales!
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