Comme ce dernier, Béatrice et Virgile est une fable animalière, sur l'Holocauste cette fois, sujet délicat (si non tabou) s'il en est un, mais aussi sur l'écriture. Peut-on écrire sur tout? Peut-on se servir d'une page d'histoire et en extraire une trame parallèle qui mènera le lecteur à une compréhension autre de l'événement? L'auteur explique sa démarche dès la page 21:
« La fiction et la non-fiction ne sont pas si faciles à séparer. La fiction n’est peut-être pas réelle, mais elle est vraie; elle va au-delà des amoncellements de faits pour atteindre les vérités émotives et psychologiques. Quant à la non-fiction, à l’histoire, elle est peut-être véritable, mais sa vérité est glissante, difficile d’accès, sans signification exacte qui lui soit attachée. Si l’histoire ne devient pas une histoire, elle s’éteint pour tout le monde, sauf pour les historiens. L’art est la bouée de sauvetage de l’histoire. L’art est la valise de l’histoire, elle emporte l’essentiel. L’art est semence, l’art est mémoire, l’art est vaccin. »
Dans les deux cas, le métaphysique et surtout le tragique sont intimement liés à la trame narrative, de même que le regard de Dieu (ou la perception que peuvent avoir ceux qui le disent inexistant). À n'en point douter, La divine comédie n'est pas loin (les prénoms du singe hurleur et de l'ânesse, « héros » de la pièce écrite par un mystérieux taxidermiste misanthrope, transmise à l'auteur dès le début du roman, en témoignent). On assiste alors à un étrange emboîtement de genres, qui laisse plus souvent qu'autrement le lecteur perplexe. Pourquoi le narrateur de l'histoire, lui-même auteur, prénommé Henry, n'écrit-il plus et décide-t-il de vivre une vie parallèle dans une ville étrangère? Pourquoi lit-il jusqu'au bout la nouvelle La légende de Saint Julien l'hospitalier de Flaubert, dont de larges passages ont été surlignés par un mystérieux inconnu... qui lui aussi s'appelle Henry? Quel élément joue la pièce de théâtre de ce dernier dans l'histoire? Pourquoi la rencontre entre les deux est-elle inévitable? Autant de questions qui font trébucher le lecteur, le force constamment à s'arrêter, à revenir sur ses pas, à essayer de comprendre les multiples niveaux des allusions, parfois un peu trop grossièrement soulignées?
On grince des dents et pourtant, on continue d'avancer. Et puis, tout à coup, tout déboule. Le rythme se resserre, l'horreur se dévoile et on tourne les pages, le souffle court et le cœur lourd. Après lecture des « jeux pour Gustave » proposés en annexe, on mesure l'ampleur du défi qu'a souhaité relever l'auteur et comment la blessure universelle est encore vive. En passant de la fable à la brutale réalité, j'ai eu la même impression qu'à la fin de Valse avec Bashir, quand les images au crayon sont remplacées par une vidéo historique. Le choc est brutal, presque insupportable et pourtant, quelques jours après, on continue d'être habité par le propos. Parle-t-on d'une lecture pour tous? Certainement pas. Change-t-elle la perception qu'on peut avoir d'une histoire qu'on croyait éculée à force d'être racontée? Peut-être bien. A-t-on affaire à une œuvre? Absolument.
Merci pour cette très belle critique. Voilà un livre que je dois lire avant qu'il soit trop tard!
RépondreSupprimeroups! je suis encore trop tôt :-) le 22, ce ne sera peut-être que pour ce soir, heure européenne ;-)
RépondreSupprimerClaudio: je pense que toi aussi, tu devras t'accrocher... mais on n'en sort pas indemne.
RépondreSupprimerAdrienne: J'avais prévu pour le milieu de ma nuit mais tu t'es levée trop tôt ;-)