Parfois, j'aime réentendre une pièce aimée un an plus tard, histoire de réaliser la distance parcourue. Comme un leitmotiv émotif, d'une certaine façon. Il y a exactement un an, je découvrais par hasard le documentaire Le cœur d'Auschwitz, qui m'avait profondément troublée. Comment résister alors à la tentation de me plonger, à la même date, dans Artefact, deuxième roman du journaliste et réalisateur Carl Leblanc, écrit non pas pour combler les lacunes du documentaire, mais bien avant que le projet n'ait reçu les divers avals. Habité par cette troublante carte d'anniversaire, impatient sans doute, le journaliste s'était alors fait romancier, histoire sans doute de ne pas perdre contact avec le ressenti.
Le narrateur journaliste qui enquête sur un possible criminel de guerre nazi, installé à Montréal depuis des années, reste un alter ego de l'auteur. Souhaitant étayer son papier, François se rend au Musée de l'Holocauste, lieu où il découvre la carte de souhaits en forme de cœur, mais aussi (il ne le réalise pas sur le coup), une de celles l'ayant signé. Qui sont ces femmes qui ont couru un risque fou pour offrir un cadeau d'anniversaire qui n'a rien de banal à cette Klara? Qu'ont-elles connu, avant l'abomination? Pourront-elles un jour accumuler suffisamment de souvenirs heureux (enfants, petits-enfants, amours), autant de meubles massifs qui servent à barricader la porte de l'horreur? Pourquoi ne pas leur inventer un parcours plausible, à défaut de réel? Après tout, « pour comprendre Auschwitz, il fallait de l'imagination ».
De Tel-Aviv au Auschwitz d'aujourd'hui, en passant par les États-Unis, François enquête, à la recherche d'une vérité qui dépasse les limites de la justice. L'essentiel du propos ici réside pourtant dans la petite musique, celle du quotidien, que Carl Leblanc instille dans ces « faux » souvenirs, devoir de mémoire émotive plutôt que témoignage à valeur historique. Après tout, qu'est l'Histoire, sinon une succession de petites histoires, racontées d'un point de vue biaisé à la base? « François, lui, passa sa fin de soirée dans un bar de Tel-Aviv à jongler avec cette idée que l'Histoire est un roman. »
S'il n'y avait eu que le roman, si ma mémoire n'avait pas encore été,
un an plus tard, si envahie par les émotions ressenties lors du
visionnement, mes attentes auraient été forcément différentes. Si une
image vaut mille mots, un mot peut-il valoir mille images? Je me
suis posée la question tout au long de ma lecture. Jusqu'à quel point la
« réalité » a-t-elle contaminé ma perception de cette fiction qui
aurait pu - qui aurait dû - vivre par elle-même? J'aurais voulu entrer
entièrement dans cette histoire inventée, cette faction (la
fiction n'est-elle pas une accumulation de faits, transposés,
transformés, transcendés?), mais périodiquement, je me sentais freinée,
la petite histoire ne réussissant pas entièrement à se dégager de la
grande. Est-ce en partie dû au choix d'utiliser des phrases très
courtes, se rapprochant de l'écriture journalistique, couteaux plutôt que pinceaux? Aurais-je eu moins
l'impression d'une manipulation de l'information si le narrateur
n'avait pas été lui aussi journaliste? Peut-être au fond aurait-il fallu
d'abord lire le livre, puis après seulement, laisser au documentaire le
soin d'articuler le propos autrement...
"Parfois, j'aime réentendre une pièce aimée un an plus tard, histoire de réaliser la distance parcourue. Comme un leitmotiv émotif"
RépondreSupprimerC'est si bien dit, Lucie. Il fallait bien la sensibilité d'une musicienne pour l'exprimer d'une si belle façon ;)
On n'entend jamais la même pièce deux fois de la même façon. Une fois que l'on a compris cela, comme interprète, comme auditeur, la donne est différente. :)
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