« Elle ne connaît rien à l’art vocal, mais dès les premières mesures, elle fond en larmes. La tête dans l’argile, la plupart des harmonies, complexes et foisonnantes, lui échappent. Elle parvient malgré tout à suivre l’évolution des arrangements en observant les mouvements de sourcils, les épaules qui tanguent, l’ondulation des langues. Des bouches ouvertes comme des rondes sur une portée. Un bonheur intense jusqu’au moment où l’oratorio devient coupant, les aigus incisifs, les basses impatientes. »
Le diagnostic est imparable: dans huit semaines, Blanche perdra l'ouïe entièrement. Elle pourrait rester prostrée, courir d'un spécialiste à l'autre pour obtenir un deuxième avis. Plutôt, elle apprendra à écouter autrement, à percevoir le murmure de la ville, mais surtout à s'approprier le langage musical, à travers des leçons de solfège bien particulières offertes par un vieux pianiste qui décrypte pour elle Piazzolla, à travers des partitions qu'elle se met à collectionner, à déchiffrer à sa manière, qui lui permettent d'entrer autrement dans des œuvres déjà entendues, qu'elle pensait connaître, à travers le contact avec des instruments qui croisent sa route, qu'ils soient trompette, bandonéon, piano ou harpe.
« Elle continue alors son exploration, rapproche un tabouret et s’y assoit, enlace l’instrument comme une nouvelle amie à qui on pourrait se confier. »Les temps ébréchés, plus récent roman de Thomas Sandoz, lauréat du Prix Schiller pour En terre (que je lirai assurément), est d'une rare poésie et l'on sent combien l'auteur aime et comprend la musique de l'intérieur, qu'elle soit couchée sur une partition, improvisée, classique, jazz (les notes servant de titres aux chapitres sont d'ailleurs les premières entendues sur le Paris Concert de Keith Jarrett, mais aurait aussi bien servir de thème à une fugue de Bach). Il privilégie des phrases courtes, presque hachurées, autant d'appels d'air avant que Blanche ne plonge dans le silence, de respirations haletantes, pourtant nécessaires, pour le lecteur qui choisit de se glisser dans l'ombre de cette jeune femme comme tant d'autres, qui travaille dans une imprimerie et qui doit faire, dans un délai très court, des choix qui modifieront irrémédiablement le cours de sa vie.
Magie du pouvoir d'évocation des mots de Sandoz, on se mure volontairement dans un un silence intérieur quand on lit le roman, histoire de pouvoir percevoir en soi-même les musiques évoquées, le ronronnement des machines, le babillage intempestif de tous ces gens que côtoie Blanche. Portés par son urgence à emmagasiner tous ces rappels sonores, on a d'abord envie de courir et d'avaler à toute vitesse ce petit livre et puis, presque subrepticement, on ralentit sa lecture, les dernières pages se déposant comme autant de points d'orgue successifs qui s'étirent dans le temps.
L'auteur est l'invité de l'émission Entre les lignes sur la RTSR ici...
Quel beau billet ! Ca donne envie de découvrir ce roman et ce personnage.
RépondreSupprimerUne pioche au hasard à la bibliothèque, mais quelle pioche!
RépondreSupprimerJe crois bien que je vais devoir ajouter ce titre à ma très longue liste...
RépondreSupprimerLali: Je suis certaine que tu aimeras.
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