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mercredi 27 août 2014

Sur le fil

(article rédigé dans le cadre de ma résidence de cirque en juillet)

À l’ère du numérique, de l’instantané, alors que le bombardement d’images parasite l’imaginaire, est-il encore possible de s’évader d’un quotidien souvent trop prosaïque? Quel rôle peut jouer le cirque? Doit-il simplement divertir, éblouir? Un fil narratif est-il nécessaire – ou même souhaitable? Si oui, doit-on nécessairement y superposer, en deuxième narration, de façon presque insidieuse, une trame sonore? Chaque compagnie avancera des réponses différentes à ces questions, autant d’approches complémentaires qui rejoindront le spectateur à plus d’un niveau.

Une syntaxe en évolution

Comme ses influences directes ou indirectes – les jeux antiques romains, les bateleurs et les troubadours du Moyen Âge –, les premières représentations de cirque de Philip Astley ne s’appuyaient pas sur une narrativité linéaire pour rejoindre le public. Si pantomimes et numéros de voltige se liaient aux numéros équestres, il ne s’agissait pas ici de raconter une histoire, mais bien de mettre sur pied une soirée équilibrée, qui mettrait en lumière les prouesses des artistes, mais surtout créerait un certain niveau d’attente et de fascination. Porté par les roulements de tambour ou une diatribe, le badaud veut être confronté à l’inusité. Quand, un demi-siècle plus tard, on choisit d’ajouter le domptage des animaux et des pantomimes à grand déploiement – par exemple « Les lions de Myore », segment mis sur pied en 1831 par les frères Franconi pour Henri Martin –, on continuera de privilégier un discours fragmenté, ponctué d’une série d’apex successifs, habilement calibrés.

Dans les années 1970, le cirque s’essouffle. Peut-être était-il nécessaire qu’il passe à deux doigts de devenir obsolète pour connaître une véritable renaissance avec le nouveau cirque, mais aussi la mise sur pied d’écoles agréées et l’appropriation de la forme par les artistes du monde de théâtre, permettant l’exploration de nouvelles dramaturgies. Les prouesses sont remplacées par un discours cohérent et une conceptualisation du propos. Un certain réalisme et une réflexion sociale sont incorporés aux productions, ainsi qu’une ligne narrative servant de guide.

Si l’on préfère aujourd’hui parler de cirque contemporain ou « de création », il faut surtout remarquer combien les frontières entre les genres deviennent floues, le spectacle de cirque ressemblant très souvent à la performance, au cabaret ou à la danse contemporaine.


Tracer une ligne droite entre fiction et réalité

Avec Intersection des Sept doigts de la main, spectacle conçu spécialement pour souligner le cinquième anniversaire du Festival Montréal Complètement Cirque, les metteurs en scène Samuel Tétreault et Gypsy Snider ont conçu un événement immersif, faisant allègrement disparaître les frontières entre spectacle et quotidien. Alors que le public est invité pendant la première demi-heure à découvrir une série de stations, articulées autour d’un croisement évoquant l’Intersection du titre, il a parfois l’impression de faire partie d’une étrange mise en abyme. « Le spectateur doit se sentir concerné, soutient Samuel Tétreault en entrevue. Vous ne pouvez pas simplement tricher. » Que l’on s’attarde devant une contorsionniste préparant un gâteau avec ses pieds plutôt qu’avec ses mains, assiste à la rencontre autour d’une baignoire entre artiste et enfant visiblement fascinée, touche des doigts des trésors accumulés dans un grenier imaginaire pendant qu’un interprète lit une histoire dans son lit superposé ou soit témoin des mouvements concertés autour des politiques présents ce soir-là, on ne peut que penser à la célèbre citation de Shakespeare tirée de Comme il vous plaira : « La vie n’est qu’un théâtre et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. » Chacun prend conscience de ces inconnus – qui ne le sont déjà plus entièrement – qui l’entourent, commence à les percevoir comme parts intégrantes du spectacle.

Quand on finit par rejoindre son siège, portant au cou un collier qui clignotera à certains moments, soutien tacite à la dramaturgie, on a l’impression d’être devenu membre de la troupe ou que les artistes de cirque ne sont au fond que l’une de ces personnes croisées au cours d’une journée sans que l’on y prête grande attention. Gypsy Snider admet une fascination pour les êtres qui l’entourent et conçoit les numéros de cirque comme des monologues théâtraux ou même des confessions, articulés de façon concertée : « Vous devez créer un pont avec la personne qui est 60 pieds au-dessus du sol, explique-t-elle, être capable de créer une question qu’elle pourra résoudre. C’est un énorme acte de foi. Dès le début, le public évalue ce qu’il voit. Il existe 100 000 conceptions différentes de l’image d’une femme sur un trapèze. Le cirque est très viscéral. Vous devez y capter la fébrilité et la théâtralité, cesser de prétendre que cela relève de la magie. »

La mise en scène a été articulée autour des huit personnages incarnés par les artistes. (Une blessure sérieuse a forcé une refonte du propos pour n’inclure que sept intervenants le matin même de la première.) Chacun a rempli un questionnaire afin d’étoffer les traits psychologiques de son alter ego, évoquant aussi bien son passé, ses motivations que ses fragilités. Des lettres – d’amour, de haine ou de regret – ont aussi été produites, dont la charge a été accentuée par des improvisations de quelques minutes de la part de chacun des interprètes. « Le spectacle n’est jamais écrit avant que la distribution ait été choisie, souligne Snider. Vous devez être passionné par l’interprète avant d’écrire pour lui. » On peut ainsi découvrir au fil de capsules vidéo qui ponctuent le spectacle un professeur, un collectionneur, un voyageur, un barman, une jeune femme qui peine à accepter l’abandon de sa mère biologique ou cette autre n’ayant qu’un rêve : devenir Miss Météo. Des personnalités atypiques peut-être, non dépourvues d’un certain côté pathétique, mais dans lesquels chacun peut se projeter d’une façon ou d’une autre.

Chaque segment, admirablement porté par une trame musicale conçue et remixée par Colin Gagné, prolonge une émotion, une situation, une tonalité. Numéro de diabolo intégré à la Première suite pour violoncelle de Bach, scène de rupture dans le bar enveloppée d’une relecture décalée en 3/4 d’un des plus gros tubes de la dernière année, numéro de cerceau suspendu naturellement associé à l’évanescente Les étoiles de Melody Gardot, ultime numéro d’antipodisme soutenu par les Métamorphoses de Philip Glass : chaque phrase musicale semble avoir été pensée pour s’emboîter dans le propos, deuxième narration d’une rare efficacité, à laquelle plusieurs ont pu superposer leurs souvenirs en une troublante mosaïque, destins en apparence parallèles se percutant en un même instant.

Ligne brisée entre passé et présent

Peut-on invoquer la mort d’un être aimé sans tomber dans le misérabilisme, transformer en matériau scénique sa voix, des vidéos, qu’à la fois il occupe le premier rôle et s’efface derrière le récit? C’est le pari audacieux qu’ont choisi de relever le metteur en scène Stéphane Ricordel et le cinéaste Olivier Meyrou afin de rendre hommage à Fabrice Champion, trapéziste des Arts Sauts, devenu tétraplégique en 2004 à la suite d’un accident en plein vol, décédé en 2011 au Pérou alors qu’il y participait à une cérémonie chamanique. Tout le spectacle s’articule autour de cette disparition, maximise les volumes, les vides, la configuration des écrans étant réorganisée au fur et à mesure. Les panneaux se lisent comme une métaphore du corps de Fabrice, fracturé, fragmenté, pourtant mû par une volonté concertée.

À la mort du voltigeur, Stéphane Ricordel a perdu son meilleur ami. Il pouvait sembler naturel de vouloir en tirer un spectacle, pétri d’histoire personnelle. Il a pourtant attendu six mois avant d’amorcer le processus, refusant que la conception se mue en thérapie, aussi bien pour lui que pour les interprètes. Cet envoutant objet hybride ne se veut pas tant un hommage, qu’« une volonté de parler d’amitié, sujet “normal”, mais dont on ne parle jamais », aussi bien qu’une réflexion sur la démarche artistique.

Premier choix, relevant presque de l’évidence, qui dicterait d’une certaine façon tous les autres : intégrer à la scénographie un redoutable plan incliné à 43 degrés, qui force les deux jeunes acrobates à n’avoir que très rarement les pieds ancrés au sol et à travailler sur les limites – « mais avec contrôle » précise Ridordel –, jusqu’à l’explosion de mouvement dans les dernières minutes du spectacle. Alexandre Fournier et Matias Pilet peuvent enfin tout donner, après avoir été brimés par une série de gestes contre nature, prolongement de la démarche qu’avait entreprise Champion de « redevenir un artiste de cirque, malgré un corps “endormi” ». (Ce dernier travaillait d’ailleurs à Nos limites, un spectacle à trois de tétra-acrobatie avec Fournier et Pilet, que chorégraphiera au final Radhouane El Meddeb pour le duo.)

Des images de la nature (qui faisaient partie d’un documentaire qu’Olivier Meyrou souhaitait consacrer au voltigeur) et des gestes du quotidien (comme ce délicat moment alors qu’un des interprètes replace le chandail de l’autre, geste que Ricordel lui-même a posé des centaines de fois) se trouvent intégrées à la chorégraphie. S’y juxtaposent des segments vidéo au cours desquels Fabrice tente de transcender ses nouvelles limitations aussi bien que des extraits audio. « J’peux plus marcher, j’peux plus monter d’escaler, j’peux plus avoir d’orgasmes, j’peux plus me promener dans les prés, j’peux plus nager dans les rivières, dans les lacs… » Déchirante énumération qui servira de motif à un passage fugué travaillé en aplats par le compositeur François-Eudes Chanfrault. Ce dernier a privilégié une partition parfois chargée de lyrisme, souvent bruitiste (respirations, battements de cœur ou encore balle de ping-pong qui rebondit, clin d’œil au sport que Ricordel et Champion pratiquaient), toujours percutante – et même par moments envahissante pour sait décortiquer les codes du genre. On y a aussi intégré des silences, parce que « n’importe quoi peut arriver pendant ce silence », rappelle Ricordel. Autant de moments pendant lesquels le public peut recouvrer son souffle, mais aussi prendre conscience de ses propres limites.

Regrouper les éléments autrement

Si certaines compagnies jugent essentiel d’intégrer un fil narratif, d’autres choisissent de l’ignorer ou de le tisser de façon détournée, voire décalée dans le cas de Barbu – Foire électro trad du Cirque Alfonse. Aucun doute ici : les curieux ne se sont pas massés au Théâtre Telus pour se faire raconter une histoire cohérente, mais pour vivre une expérience différente, entre fin de soirée arrosée entre amis et voyage dans le temps. Plus précisément au tournant du 20e siècle, alors que l’on se pressait à la Foire Sohmer, aussi bien pour voir le mythique Louis Cyr que faire un tour de manège (le duo de patins à roulettes en relève certainement), assister à un freak show (le numéro d’entartage de punching-ball humain est à ranger dans cette catégorie), écouter de la musique ou danser. Amalgamant les codes du cabaret allemand (plusieurs des artistes de la compagnie s’y sont d’ailleurs produits), du burlesque et du cirque traditionnel, Barbu ne laisse personne indifférent – on adore ou on déteste – et se veut plus physique et spectaculaire que le salué Timber!, au fil rouge narratif apparent, dans lequel numéros et accessoires évoquaient les camps de bûcherons.

« Tout le monde réagit au danger et au rire, rappelle Antoine Carabinier Lépine, un des fondateurs du Cirque Alfonse. Il n’y a pas de barrière de langage, pas de trucs : si tu t’entraînes, tu peux réussir! » La musique traditionnelle mâtinée d’électro d’André Gagné et David Simard dresse un pont astucieux entre le Québec d’hier et d’aujourd’hui, comme les vidéos de Frédéric Barrette, orientées sur la nature environnant St-Alphonse-de-Rodriguez dans une première partie plutôt atmosphérique, puis sur le corps humain, ce qui suscitera nombre de fous rires de l’auditoire, particulièrement quand les larrons aux physiques plus tout à fait sculpturaux se déhancheront en maillots de bain moulants, ruban multicolore à la main.

La jeune compagnie Lapsus a elle aussi voulu laisser au spectateur toute la latitude nécessaire pour qu’il intègre sa propre fiction. « L’histoire nous enfermait plus qu’autre chose », a précisé Gwenaëlle Traonquez après la représentation. De nombreuses références cinématographiques ponctuent néanmoins la proposition, que ce soit La guerre des boutons de Robert, North by Northwest (La mort aux trousses) d’Hitchcock ou La cité des enfants perdus de Jeunet. « Nous n’avions pas un cahier de charge d’émotions. » Ici, les fragilités individuelles permettent d’étouffer la trame et d’y apposer certaines nuances, mais il faut admettre que la multiplicité des thèmes abordés (l’opposition entre collectivité et individualité, verticalité et horizontalité, apocalypse et reconstruction, hier et aujourd’hui, sans oublier une interrogation sur les genres) pouvait facilement égarer ceux présents, peu de prouesses étant offertes pour les maintenir en haleine.

« Il y a une puissance et une beauté à ce que le corps humain peut faire », fait remarquer avec justesse Julie Jenkins, directrice artistique et fondatrice avec son mari de la compagnie américaine Midnight Circus qui propose du cirque traditionnel familial. « Vous devez revenir à la simplicité. » Ici, il n’est pas seulement question de présenter un spectacle efficace, « accessible pour les enfants, mais écrit pour leurs parents », mais d’établir une communauté. Cette volonté de rejoindre l’autre n’est-elle pas au fond la base même du cirque? « Il y a un degré d’humanité dans le cirque que l’on ne retrouve pas dans les autres formes », rappelle Gypsy Snider. Sans toujours l’admettre, ne rêvons-nous pas tous d’atteindre ce délicat équilibre entre le moi de l’individu (et ses forces spécifiques) et le nous de la collectivité qui le soutient?



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