Pour un ami, les Études de Chopin possèdent une puissante trame narrative. Je devrais plutôt dire, plusieurs d'entre elles pourraient s'intégrer dans une trame narrative autre. Spontanément, on peut bien sûr penser à l'Étude « Vent du Nord » ou « Tempête » (opus 25 no 11), écrite d'un seul souffle, qui transperce l'imaginaire à l'écoute. Pour moi, elles n'avaient jamais été jusqu'ici que musique pure. Bien sûr, j'ai des souvenirs d'interprétations puissantes qui y sont associées. L'enregistrement mythique de Pollini, des décennies après, reste un monolithe pour moi et je peux le reconnaître presque instantanément. Je me souviens aussi de l'intégrale qu'avait réalisée Louis Lortie, présentée en concert à la Salle Claude-Champagne. Dans la même salle, il y a deux ans et demi, je me souviens encore du cri étouffé qui s'est échappé de la bouche des auditeurs quand, lors d'un de ses cinq rappels, Pollini a mis la main sur l'accord de septième diminuée de main droite qui amorce l'opus 10 no 12, la « Révolutionnaire ».
Mais, réussirais-je à conjurer certaines images en les écoutant ou mieux, en les jouant? J'ai sorti mon archaïque partition, tellement déglinguée qu'elle n'a plus de couverture depuis 25 ans et qu'il y manque les Trois nouvelles Études et la dernière page de l'opus 25 no 12 depuis presque 10 ans. À chaque année, je me dis que j'investirai dans une nouvelle édition et, à chaque fois, un autre cahier s'est retrouvé dans ma bibliothèque à la place. C'est peut-être parce que, pour moi, ce cahier a une histoire, a voyagé avec moi, a été là lorsque j'ai accepté que je ne pourrais plus retourner en arrière, que je serais pianiste (et bien d'autres choses aussi...). Oublié par un autre, contenant certaines annotations d'une main inconnue, il m'a suivi lors de nombreux déménagements et, oui, je m'y suis attaché. Mais revenons plutôt à la musique, la part essentielle de tout ça.
J'ai feuilleté la partition pour retrouver les Études que j'avais jadis travaillées, avant de tourner le dos à Chopin (que j'ai considéré trop guimauve pendant des années mais auquel je suis revenue récemment). Impossible sur le coup d'imaginer une nouvelle ligne narrative aux Études, ma trame personnelle ayant pris sur le coup toute la place. Fascinant comment quelques pages de musique, travaillées il y a des années, peuvent contenir en leur cœur autant de souvenirs qu'on croyait envolés.
L'opus 10 no 3 est celle qui me permet de remonter le plus loin en arrière. Même si je ne l'ai que travaillée en surface (il faudrait vraiment que je me décide à mater le fameux passage en doubles sixtes en mouvement contraire), cette étude évoque pour moi des images d'enfance, de films sur Chopin, d'images de George Sand (auquel un ami m'associe volontiers), de ce côté vaguement neurasthénique qu'on associe à Chopin. Selon les jours, selon les interprètes, je fonds à son écoute ou je crie au kitsch absolu (jamais rien entre les deux).
La suivante, l'opus 10 no 4, a une histoire bien particulière. Je l'ai enseignée il y a trois ans à mon élève le plus avancé, parce qu'il insistait qu'il voulait la jouer ab-so-lu-ment. J'avais eu beau lui expliquer que, selon moi, il n'était pas tout à fait prêt techniquement, que c'était un peu exigeant, il s'était entêté et j'avais fini par abdiquer. Pendant des semaines, nous avions assis le tempo, tenté de débroussailler les passages les plus ardus (il m'en a encore reparlé la semaine dernière!), avions éliminé la plupart des arêtes trop pointues. Quelques jours avant le concert, j'avais bien sûr fait mes dernières recommandations, que j'avais fini par réduire à: « Surtout, ne la prends pas trop rapidement! Respire! » Le jour du concert, légèrement nerveux (quand on réalise qu'on est devenu un « vrai » pianiste, le stress monte généralement de façon exponentielle), il s'est assis et, bien sûr, a dévalé de A à Z. J'étais terrifiée et exaltée à la fois, mes jointures se sont mises à blanchir tant j'agrippais les avant-bras de mon siège en bout de rangée, c'était comme de faire un tour de montagnes russes extrêmes: on crie sans arrêt mais on aime ça! Après le concert, lors du petit repas qui permet aux « vedettes » de recevoir les hommages de leur public adoré, je l'ai fixé un instant, sans rien dire. Et là, c'est sorti d'un seul coup de sa bouche: « Quand je suis parti à cette vitesse-là, je me suis dit: "Lucie va me tuer!" » puis est parti à rire (moi aussi). Près de trois ans plus tard, il a démontré qu'il n'avait pas froid aux yeux, en enfilant l'« Appassionata » de Beethoven (les trois mouvements), le Prélude en do dièse de Rachmaninov (qu'il a joué de façon magistrale, si je puis me permettre un commentaire « objectif »), a plus ou moins massacré la «Révolutionnaire » (mais je lui ai pardonné) et vient de terminer l'Étude transcendantale en fa mineur de Liszt.
L'opus 10 no 9 reste chère à mon cœur, parce que c'est la première que j'ai travaillée. On n'oublie jamais son premier amour, ni sa première Étude de Chopin. J'ai toujours aimé son côté tumultueux mais parfaitement lyrique, le côté vaguement kamikaze de la main gauche, souvent en hyperextension, la façon dont Chopin nous fait passer par une déferlante d'émotions en trois petites pages.
Tout de suite après, je m'étais appropriée la « Révolutionnaire » parce que, là, évidemment, on a l'impression d'avoir accompli quelque chose, d'avoir un fleuron glorieux à la ceinture, d'être un cowboy craint qui dégaine plus vite que son ombre. Et puis, je l'avoue, ça convenait bien à mon côté vaguement « garçon manqué » et peut-être aussi à ma facette « showman », généralement profondément enfouie en moi (mais je ne l'avouerai pas à voix haute). Dans ce même registre « sensations extrêmes », il faut aussi que j'inclus l'opus 25 no 12, un délire d'arpèges décalés, qui laisse le pianiste (et l'auditeur, idéalement!) complètement pantois et l'opus 25 no 10. Quel défoulement que ces octaves terrifiantes des parties externes (quand je l'ai reprise hier, mes muscles se sont bandés presque douloureusement) mais, en même temps, quelle pureté d'élocution dans la section centrale, un joyau du genre.
J'ai un lien un peu paradoxal avec l'opus 25 no 1. Elle m'a toujours servi à « tester » des pianos, une fois que le technicien en ait terminé l'accord par exemple. Après avoir joué Mozart sur Wolfie, la « harpe » a été la prochaine victime désignée. « Ça passe ou ça casse. » Une fluidité splendide, un côté profondément anatomique à l'écriture, une utilisation subtile des contrechants intérieurs sont autant de raisons qui font que je ne m'en sois jamais vraiment lassée.
Dans le registre dramatique et intime à la fois, pour moi, l'opus 25 no 7 est unique. Elle a aussi été la dernière étude que j'ai montée avant de tourner le dos au corpus, peut-être parce que, quoi que j'en aie dit à l'époque, elle était peut-être venue chercher une part un peu plus sombre de moi qui ne demandait qu'à s'exprimer. La façon dont Chopin traite la main gauche, en reine, mais offre tout de même à la main droite un contrechant presque douloureux, m'émeut encore profondément aujourd'hui. Le subtil entrelacs entre les deux mélodies me rappelle une autre pièce que j'affectionne, l'Intermezzo opus 118 no 2 de Brahms. Pour moi, les deux œuvres ont toujours représenté un dialogue amoureux entre la voix profonde, souvent blessée de la basse et les déchirants soupirs du soprano.
Après avoir entendu la version de Raoul Sosa de l'Étude opus 10 no 6 de Chopin/Godowsky (« arrangée », en fait complexifiée pour l'unique main gauche), je m'y suis aussi frottée hier, aujourd'hui. Le chromatisme des voix intérieures, l'apparente simplicité du thème, qui se referme sur lui-même comme un coquillage (ou comme l'escalier du Palazzo del Bovolo à Venise), la couleur si particulière du mi bémol mineur sous la plume de Chopin, m'interpellent, comme si je les découvrais pour la première fois avec un nouveau regard.
Au fond, mon ami a raison, ces Études sont multiples et peuvent certainement susciter de nouvelles images à chaque fois qu'on les découvre. C'est bien à cela qu'on reconnaît un chef-d'œuvre.
On entend ici Rubinstein dans l'opus 25 no 1.
J'aime tellement lire tes propos à propos des oeuvres que tu as jouées!!! J'ai récemment redécouvert les études (sur disque... je ne les ai jamais jouées) et je m'amuserai certainement à les réécouter en lisant tes commentaires! ;))
RépondreSupprimerOui, je suis d'accord, c'est un régal de lire tes appréciations! je ne les ai pas toutes vues, mais celle qui m'a arraché des larmes de tension nerveuse c'est la dernière, dans laquelle les deux mains parcourent tout le clavier avec des fondamentales déchirantes. J'en ai bavé pour réaliser le rêve de la jouer.
RépondreSupprimerJe crois qu'il faut entrer très profondément chez Chopin pour découvrir l'immense richesse de son écriture, et les changements qu'il lui a apportés. Surtout dans les petites pièces.
Qui d'autre que Chopin (à part peut-être Schumann) peut dire autant de choses en si peu de mesures ? Ce soir tu me fais replonger dans les Études du grand maître polonais. Quel fut mon plaisir de les écouter tout en te lisant.
RépondreSupprimerTon texte m'a aussi permis de replonger dans un souvenir inoubliable, peut-être l'un des moments clés de ma vie et qui a fort probablement été décisif pour mon avenir de musicien : le concert des Études de Chopin par Louis Lortie à la salle Claude-Champagne. J'avais environ 11 ou 12 ans et mon père m'avait offert les choix suivants pour cette soirée (un vendredi, je m'en souviens très bien) : aller Amadeus de Milos Forman sur grand écran ou assister au concert des Études de Chopin par Louis Lortie. Après quelques longues minutes à tergiverser (le choix était si déchirant), j'ai finalement opté pour la salle de concert et les oeuvres pianistiques de Chopin. Combien de fois ai-je remercié la musique de m'avoir convié à un si grand rendez-vous. L'émotion la plus intense de ce concert fut sans aucun doute l'interprétation de la toute première Étude, l'opus 10 no 1 en do majeur. Cette est l'une de mes préférées, pour sa poésie dense, fragile et virile. Et quel beau cycle de quintes avant la coda !
Quel régal de te lire ! Quant à moi, étant parfois un peu fou furieux, je me suis remis aux études de Chopin 25 ans après avoir joué la Révolutionnaire en concours, avec l'étude en octaves Op. 25 no 10. Quelle image sonore de violence funeste... et quelle souffrance dans les 4ième et 5ième doigts tendus à l'extrême...mais au centre, quel espoir, quel cri du coeur.. un peu comme dans l'oeil de l'ouragan où règne la paix mais sachant que tout autour n'est que fureur et dévastation... Chopin: plus grand que grand... à mille lieux ici de la poésie de salon pour aristos !
RépondreSupprimerProchaine: Op. 25 no. 1, la harpe éolienne... doux vent d'espoir et de beauté !