Cette fois encore, Auster nous fait le coup du récit au cœur du récit. On commence par plonger dans le quotidien d'Adam Walker, jeune étudiant à la plastie parfaite, qui se voit offrir par Born, professeur mystérieux à la psyché trouble, une mise de fond pour lancer une revue littéraire. Les liens entre eux deviennent rapidement ambigus, alors que Born l'invite à partager un repas et qu'Adam cède bientôt aux charmes de Margot, compagne improbable. On s'intéresse au récit, se demandant vaguement où cela nous mènera. Deuxième chapitre (plusieurs dizaines de pages plus loin): on réalise que cette histoire est en fait le premier de trois chapitres qui seront transmis au narrateur, ami d'université d'Adam.
À partir de là, on oscille entre 2007 et 1967, fiction et « réalité », narration à la troisième, à la première et à la deuxième personne. Ceux qui fréquentent l'œuvre d'Auster depuis un moment souriront aux divers clins d'œil qu'il y inscrit en filigrane: trois chapitres comme la Trilogie de verre, le passage à la deuxième personne quand Adam s'admet coincé dans son processus narratif alors qu'il aborde son deuxième chapitre (comme Auster l'a fait lui-même dans L'invention de la solitude, en deux parties), un Born aussi machiavélique que le Ben Sachs de Léviathan. Plus on avance dans la lecture du roman et plus on réalise qu'on est face à un casse-tête dont les morceaux ne s'imbriquent pas parfaitement les uns dans les autres puisque tous les narrateurs - Adam (le jeune poète incompris qu'était Auster), Jim (l'auteur à succès qu'est devenu Auster), Paul Auster lui-même, redoutable d'efficacité - ont plus ou moins transformé leur histoire. Qui dit vrai? Où s'arrête la réalité? Où s'amorce la fiction? On se met à imaginer la « vraie » histoire, celle qui aurait pu se passer, si seulement on nous avait laissé la raconter, sachant pertinemment que nous aurions pris d'autres détours, travesti d'autres faits, la littérature n'étant qu'une suite de libertés assumées.
« J'ai déjà écrit de quelle façon j'ai mis en forme les notes de Walker. Quant aux noms, ils sont inventés et le lecteur peut, par conséquent, être assuré qu'Adam Walker n'est pas Adam Walker. Gwyn Walker Tedesco n'est pas Gwyn Walker Tedesco. (...) Même Born n'est pas Born. Son vrai nom était proche de celui d'un autre poète provençal et j'ai pris la liberté de substituer à la traduction de cet autre poète par celui que j'ai nommé Walker une traduction faite par moi, ce qui signifie que les références à L'Enfer de Dante, à la première page de ce livre, ne figuraient pas dans le manuscrit original de celui que j'ai nommé Walker. Enfin, je suppose que je n'ai nul besoin d'ajouter que je ne m'appelle pas Jim. »
On sort bluffé de sa lecture, perplexe, se demandant pourquoi l'auteur a terminé son récit à ce moment précis de cette histoire. On réalise que ce livre nous habitera, qu'il alimentera une réflexion sur l'écriture, sur l'importance de la littérature. On ne peut certes pas en dire autant de tous les titres.
Ta critique me donne envie de laisser une nouvelle chance à Paul Auster. Je n'avais que moyennement aimé "La trilogie New Yorkaise" ...
RépondreSupprimerpareil pour moi, j'avoue que je n'ai rien lu - ce qui s'appelle vraiment lire - de cet auteur... par quel titre devrais-je commencer?
RépondreSupprimerKikine: j'ai apprivoisé Auster en deux temps. La première fois que j'avais tenté de le lire, je n'avais vraiment pas accroché (c'était Moon Palace, que j'avais abandonné en cours de lecture). Quelques années après, j'ai décidé de lui donner une nouvelle chance, avec Le livre des illusions, dont l'histoire me plaisait. Enchantement total. Au fil des années qui ont suivi, j'ai tout lu de lui, même ses essais et son roman policier (très moyen). Certains titres sont moins forts (Tombouctou par exemple), un m'a horripilée (Dans le noir), certains sont moins remarquables mais, toujours il y a cette voix bien particulière.
RépondreSupprimerAdrienne: Je te recommanderais peut-être justement Le livre des illusions, plus « linéaire ». L'invention de la solitude, dans lequel il évoque le deuil de son père est, dans un autre registre, très troublant. (Peut-être que cela viendra toucher trop de cordes sensibles chez toi par contre.) Sinon, côté histoire démesurée, Leviathan est vraiment remarquable.
merci Lucie!
RépondreSupprimerje prends bonne note de tes conseils :-)