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lundi 6 février 2012

Contre la paresse

Je ne m'en suis jamais cachée: j'aime la musique contemporaine, l'effervescence de la scène musicale montréalaise, les mélanges de genres. J'ai besoin d'être déstabilisée, de ne pas tout comprendre, de me poser des questions quand je sors d'une création, d'en apprendre plus sur un compositeur, aussi bien en lisant sa biographie qu'en écoutant d'autres œuvres. Ainsi, après avoir visité l'expo Xenakis et assisté à un concert du NEM, j'ai ressenti la nécessité de m'approprier son catalogue en profondeur. J'ai d'ailleurs très hâte de retrouver l'univers du compositeur jeudi soir, alors que l'ECM+ interprétera quatre œuvres, toutes inspirées de différentes formes d’art, dont la première canadienne de Kassandra, mise en espace par Alice Ronfard. (Mario Gauthier explique ici pourquoi vous ne devriez pas rater ce concert.)

Je passe un certain nombre de minutes par semaine à apprivoiser les archives d'une grande richesse de Musiflots du Centre de musique canadienne (qu'on peut écouter en mode aléatoire), aime parler aux compositeurs émergents, échange mes coups de cœur avec un ami particulièrement intéressé par l'avant-garde américaine, amène quand je le peux un étudiant au concert. Je n'attends ici aucune salve d'applaudissements de votre part. Pour moi, ne pas fréquenter la scène contemporaine relève du non-sens. À l'époque de Mozart ou Beethoven, écoutait-on exclusivement du Gabrieli ou du Bach? Bien sûr que non. On se pressait pour entendre des œuvres dont l'encre n'était pas encore sèche (dans certains cas littéralement, Mozart étant réputé pour compléter la rédaction des parties solistes de ses concertos pour piano une fois le concert terminé). Liszt jouait certes des pages de ses prédécesseurs, mais aussi ses dernières créations ou encore celles de son contemporain Chopin, soutenait Wagner dans ses recherches. Rachmaninov défendait Scriabine et a même participé à une tournée-bénéfice, entièrement consacrée à son ami, quelques semaines après son décès.

Comment donc réussir à convaincre le public de cesser de se ruer sur les « incontournables » (personnellement, je ne suis plus capable d'entendre parler d'une énième version des Cinquième ou Neuvième de Beethoven) pour oser le dépaysement? Certainement pas en lisant les pré-papiers (généralement inexistants pour ce type d'événements) ou les comptes-rendus de nos critiques locaux. Quelques exemples récents m'ont laissée plus que perplexe. Ainsi, en novembre dernier, La Presse titrait « Opérabsurde » au lendemain de la reprise des Aventures de madame Merveille. Une (heureusement) courte critique lapidaire révélait notamment: « Les histoires elles-mêmes sont absurdes, à dormir debout, le texte est d'une incroyable indigence et la musique, instrumentale comme vocale, se ramène aux effets les plus éculés. À 20 h 10, l'un des personnages lance élégamment : « C'est plate! C'est encore plate! » Il ne pouvait mieux décrire cette honteuse perte de temps, d'argent et d'énergie. » (Le critique du Devoir, assis à côté de moi ce soir-là, a nuancé un peu mieux son propos, titrant « Amusant mélange des genres ».) La dernière œuvre de Nicolas Gilbert a suscité le même genre de propos: « Ma première réaction en sortant de la Chapelle du Bon-Pasteur pour chercher un taxi dans le vent glacial de la rue Sherbrooke se résume en quelques mots : Quelle perte de temps! » et « À un moment donné, j'ai dû, moi aussi, ramasser quelque chose par terre : mon programme m'était tombé des mains... parce que je m'étais endormi. » La veille, en évoquant le concert du Quatuor Molinari présenté par la SCMQ, le journaliste de The Gazette titrait « No premiere on the program, thank heaven », choix qu'il justifie ensuite en invoquant que, pour une fois, on n'avait pas affaire à des « premières jetables ». Mais admettez avec moi que le mal est fait et que le lecteur lambda en a profité alors pour concentrer ses attentions sur les derniers potins concernant Rihanna ou un quelconque scandale hollywoodien.

Peut-on éviter ce genre de glissements? Sans doute. Les trois plus influents critiques montréalais n'ont jamais caché leur amour du répertoire romantique et postromantique et adorent comparer ce qu'ils entendent aux enregistrements qu'ils jugent mythiques. Soit. Ne pourrait-on pas considérer de confier les concerts baroques et contemporains à d'autres collaborateurs, qui sauraient parler de ce qu'ils ont entendu de façon plus pertinente, en utilisant un vocabulaire adéquat? Cela ne sous-entend évidemment pas de rédiger des articles bienveillants ou d'entretenir des relations de copinage avec les organisations concernées. Même si un critique ne peut  par définition être objectif - après tout, on attend de lui qu'il prenne position -, il possède (souhaitons-le) une éthique professionnelle.

J'aimerais croire que la situation peut changer, que la blague éculée « Tout le monde se connaît en musique contemporaine, ce sont toujours les mêmes 30 personnes dans la salle! » cesse d'être véhiculée, sourire en coin, qu'un jour, on puisse demander à l'homme de la rue de nommer un compositeur d'ici - un seul - et entendre autre chose qu'un silence ennuyé. Surtout, n'invoquez pas ici mon idéalisme.

NDLR. En complément, vous voudrez sans doute (re)lire la lettre du compositeur Michel Gonneville, transmise en 2010 au Devoir, « Pour une chronique de la création musicale québécoise ».

8 commentaires:

  1. s'il n'y avait pas, dans mon abonnement à la Monnaie, de temps en temps une création moderne, je n'entendrais jamais de musique contemporaine... quand j'en entends à la radio, j'ai toujours l'impression de ne rien y comprendre (et celles qui sont atonales m'énervent... oserais-je le dire ici ;-))
    Par contre à La Monnaie j'ai beaucoup aimé Philippe Boesmans! mais ce qu'il compose a sans doute un côté "classique" qui me plaît?

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  2. Tu parles de Julie de Boesmans? C'est certes relativement tonal, plus proche de Berg peut-être que de Stockhausen, mais je ne considérerais pas cela nécessairement comme étant « facile » non plus... Mais il est vrai que cette production (ou ce que j'en ai vu sur Internet) avait quelque chose d'onirique qui ralliait les suffrages.

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  3. Ces critiques sont des esprits obtus, en effet. Je sens que la musique contemporaine - que j'admets connaître peu - est une expérience musicale qui rejoint les régions les plus sensuelles de notre corps auditeur. Il est clair que le mélomane que cette musique rebute doit souffrir, sans le savoir probablement, d'une aridité physique ou même mentale, ou les deux.

    Je crois effectivement que la critique de ces concerts devrait être laissée entre les mains de gens qui savent l'apprécier et la commenter, non pas par souci de convaincre les néophytes, mais par souci de donner leur juste sur ce que cet art apporte au paysage musical et artistique. Au reste, la critique est un art, n'est-ce pas? À quoi sert-il de s'y consacrer si elle n'est plus affaire de passion?

    Je crois que les Beethoven et Mozart ne seraient pas contents de ce qu'écrivent ces plumitifs. Ludwig van serait le premier à ordonner la cession de ses symphonies au programme de nos concerts. Au paroxysme de sa montée de lait, il leur lancerait à la figure: «La liberté et le progrès, voià les buts de l'art!»

    Au final, on le sait tous, ces critiques sont des philistins.

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  4. La paresse de nos critiques montréalais dépasse largement le cadre de la musique actuelle. Dès qu'un musicien joue avec partition, Claude Gingras n'aime pas, dès qu'un opéra n'est pas présenté comme il l'était dans le bon vieux temps, il n'aime pas non plus. Quant à Christophe Huss du Devoir, il a de tel parti pris pour ou contre certains artistes, qu'on croirait lire les propos d'une lionne défendant ses lionceaux. Bonsoir l'objectivité. En fait pour les critiques en "poste" on tentent de promouvoir tout ce qui est fait comme ça c'est toujours fait. Comme si l'art d'interprétation était quelque chose de figé dans le temps, essayant de toucher à un hypothétique âge d'or. La critique peut donc demeurer pour eux confortable. Il sont confortés lorsqu'ils entendent ce qu'ils s'attendent à entendre. La surprise, l'évolution et la révolution sont donc incritiquable pour eux.


    La vie de la musique actuelle à Montréal n'est plus ce qu'elle a déjà été, mais elle n'en mérite pas moins des commentaires plus éclairés, plus documentés. Et au fond, quand un critique n'aime pas ce qu'il lit dans le programme, ne devrait-il pas avoir la décence de quitter le terrain de jeu?

    N'y a-t-il pas un jeu de pouvoir à tenir à sa place de seul et unique critique pour un journal?

    Et si bêtement, ils étaient indisposés que quelqu'un d'autre écrive mieux qu'eux?

    Une dernière question qu'il faut se poser : y a-t-il déjà eu des femmes critiques de musique classique au Québec???

    no.

    p.s. : tu me permettras de te citer lors d'un prochain billet sur mon blogue?

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  5. Claudio: Oui, la musique contemporaine doit être écoutée différemment, avec des repères autres, parfois plus rationnels, parfois effectivement purement sensuels ou même viscéraux.

    La critique pourrait - devrait - être un art, tu as bien raison.

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  6. No: Je ne suis pas d'accord avec toi que la scène actuelle montréalaise n'est plus ce qu'elle était. Oui, certes, des barrières ont été défoncées il y a quelques décennies, les grands de ce monde faisaient le détour par Montréal,chaque concert relevait de l'aventure. Pourtant,elle reste particulièrement vivante, vibrante, en dépit des bâtons qu'on semble constamment vouloir lui mettre dans les roues.

    À ma connaissance, il n'y a jamais eu de femmes critiques en musique classique au Québec, mais je crois que cela va plus loin que cela. Je ne peux que te nommer une seule critique influente: Ann Midgette du Washington Post. Après avoir habité 11 ans à Munich (et écrit notamment pour le Wall Street Journal et Opera News), elle est devenue la première femme à occuper le poste de critique musicale classique au New York Times, de 2001 à 2007. (Elle couvrait aussi le théâtre et les arts, sa curiosité naturelle se révélant un atout.) Il faut aussi réaliser que, malheureusement, peu importe la ville, la section musique classique de nos quotidiens est devenue bien mince, même si le virage Internet permet en fait d'en présenter plus.

    Tu peux me citer sans problème dans un de tes prochains billets.

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  7. "Lorsque les critiques finissent par ne plus comprendre ce qu'ils jugent sur leur terrain de prédilection, qui est l'art, et prennent goût à jouer des rôles humiliants du propagandiste et du censeur, ils sont les victimes de la vieille malhonnêteté du métier. Le privilège de l'information et de la position qu'ils occupent leur permet d'énoncer leur opinion comme si c'était l'objectivité de l'esprit dominant. Ils contribuent à en tisser le voile."
    T. Adorno, Critique de la culture et société

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  8. Pierre Michaud: merci de partager cette citation d'Adorno!

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