Vendredi soir, Chapelle historique du Bon-Pasteur, un noyau de fidèles s'était déplacé pour assister à la création de Thomas devant la fontaine éteinte de Nicolas Gilbert. « C’est une sorte d’ovni », admet lui-même le compositeur-romancier, maintenant
dramaturge, dans sa note de programme. « Est-ce une pièce de théâtre? Oui, sans doute. Est-ce une œuvre musicale? Certainement. Du théâtre musical? Je n'en suis pas sûr. J'ai tenté de créer un équilibre entre le texte et la musique, de faire en sorte qu'aucun des deux langages ne prenne le dessus sur l'autre. C'est donc, en ce sens, un projet qui tient du funambulisme.J'ai aussi cherché à ce qu'il n'y ait pas de redites: le texte et la musique devraient être complémentaires, indispensables l'un à l'autre. Plus qu'un décor, le quatuor est une sorte d'extension de la personne de Thomas. »
Je connais bien l'univers romanesque de Nicolas Gilbert, ayant lu avec un plaisir certain ses trois titres, et ai écouté avec attention ses œuvres musicales recensées sur Musiflots et sur son site. Jusqu'ici, ce touche-à-tout avait résisté à la tentation de mêler les deux mondes, mais l'appel s'est cette fois-ci manifesté de façon suffisamment puissante pour qu'il ose ce « métissage », en un prolongement naturel de son roman La fille de l'imprimeur est triste, une superposition de deux destins, l'un contresujet de l'autre.
Avec Thomas devant la fontaine éteinte, Nicolas Gilbert nous propose un étonnant voyage dans la banalité, pourtant aucunement banalisée. Comme tant d'autres, Thomas sort d'un divorce douloureux et doit retrouver ses repères dans un nouvel appartement, un nouveau quartier, avant de pouvoir considérer replonger dans le monde professionnel. Il nous raconte, avec une désarmante simplicité - qui évite la facilité -, cette transition, entre l'avant et le maintenant, à travers des souvenirs d'un premier amour non assumé (la bien nommée Isabelle Jolicoeur, « délicate comme un papillon du printemps »), d'un mariage loin d'être idéal ou idéalisé avec Émilie et une contemplation des mouvements des passants autour de la fontaine du titre. « Quelque chose va se jouer maintenant », dit-il d'ailleurs. Il découvrira une adolescente lisant Harry Potter, aidera une vieille dame qu'il a d'abord percutée dans une folle poursuite de la « sublime et délicieuse » Isabelle (mais cette vision n'est-elle pas simplement celle de l'idéal féminin?), finira par retrouver souffle et inspiration nécessaire pour reprendre son travail... de musicien.
Le Quatuor Bozzini, qui privilégie les mariages des genres (et dont j'avais beaucoup aimé la lecture d'Ange noir de George Crumb) a créé à ce jour un nombre impressionnant de nouvelles œuvres. Il s'est révélé un complice idéal idéal, transmettant la profondeur de la partition, l'intimité dans le traitement des timbres et un lyrisme non dépourvu d'une certaine sombreur. Le quatuor devient tour à tour narrateur, personnage, émotion sublimée, tableau sonore, prolongement du texte et moteur de son développement. Le soliloque du violoncelle qui se tresse au douloureux constat de Thomas quand il réalise que la jeune femme entrevue n'est pas Isabelle Jolicoeur, superbement interprété par Isabelle Bozzini, permet par exemple une troublante juxtaposition entre rancœur évoquée par le narrateur et solitude musicale. Quand la fontaine se remet en marche, la musique de Nicolas Gilbert facilite un parallèle entre l'eau et le sang qui coule dans les veines (clin d’œil indirect à Fonctions vitales, entendu la veille), en une délicate apothéose qui mènera à une passation des pouvoirs symbolique entre acteur et premier violon qui, soutenu par les trois autres membres du quatuor, reprend enfin pied dans sa réalité, en se réappropriant les bases du langage musical.
Jeune diplômé de l'École nationale du théâtre du Canada, Simon-Pierre Lambert offre une narration fluide, particulièrement quand il réussit à se détacher entièrement du texte pour devenir Thomas, qu'il habite avec conviction, tant dans le registre banal qu'exalté. On souhaiterait le voir de nouveau incarner le personnage (peut-être dans le cadre d'une tournée des maisons de la culture?), de mémoire, avec une mise en scène légère, doublée de quelques éclairages soignés.
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