samedi 29 mars 2008

Improv'Everywhere

Une brigade d'agents très spéciaux, qui investissent des lieux, bousculent les idées préconçues, déstabilisent ceux qui sont témoins de leurs « raids » périodiques. Deux clips différents mais plutôt délirants. Dans le premier, Grand Central, la station de train la plus achalandée de New York est prise d'assaut par des centaines d'agents qui gardent la pause pendant cinq minutes.



Dans le second, les agents nous plongent dans une comédie musicale délirante, si typique de ces scènes improbables où les acteurs se mettent à chanter et à danser sans raison. Déjanté mais délicieux!



D'autres initiatives du groupe (leur symphonie de téléphones cellulaires rendrait jaloux nombre de compositeurs de musique contemporaine sérieuse) peuvent être visionnées sur le site de l'organisation.
Les dessous de toutes ces opérations de sensibilisation sont fascinants.

vendredi 28 mars 2008

Si les murs pouvaient parler...


J'ai assisté au dévoilement de la saison 2008-2009 de l'Orchestre symphonique de Montréal hier midi, à l'Auditorium du Plateau. Émotions multiples, certaines musicales, d'autres sensorielles. Traverser le parc Lafontaine enneigé, presque seule au monde (j'ai croisé toutefois nombre d'écureuils), revêtait une intensité particulière. Ceux qui fréquentent le lieu à la belle saison savent combien il est vivant, vibrant, presque vrombrissant, à toute heure du jour (ou presque). Deuxième bouffée d'émotion en mettant les pieds dans l'Auditorium du Plateau lui-même. J'avais un souvenir très précis de l'endroit, mais qui datait de plusieurs décennies. Mes parents m'y avaient amenée pour un concert d'opérette (il me semble que c'était La Veuve joyeuse de Lehar) et je n'y avais jamais remis les pieds. Premier choc: l'endroit est minuscule (façon de parler, il contient tout de même plus de 1000 places, avec son balcon), surtout quand la Salle Wilfrid-Pelletier est presque devenue un deuxième home.

Enfant, j'avais eu une impression de profondeur, de majesté (j'étais juchée au balcon). Quand j'y ai mis les pieds hier, j'ai plutôt été déstabilisée par la chaleur de l'endroit, par l'architecture du lieu, les éléments décoratifs, le côté un peu passé du lieu mais en même temps imbu d'histoire. C'est là que le 14 janvier 1935, l'orchestre (qui portait alors le nom de Société des concerts symphoniques de Montréal, le nom de l'OSM n'ayant été adopté qu'en 1954) donna son premier concert et ce lieu a été sa résidence jusqu'en 1963 (alors qu'il a migré vers la Place des Arts dès son ouverture le 21 septembre). Certains des plus grands chefs des années 1940 et 1950 y ont dirigé (Otto Klemperer, Charles Munch, Leopold Stokowsky, Leonard Bernstein, Bruno Walter, Igor Stravinski pour n'en nommer que quelques-uns), certains géants du piano (Claudio Arrau, Rudolf Serkin, Van Cliburn, Emil Gilels, Glenn Gould, les Casadesus) y ont été entendus et, vraiment, on avait presque l'impression que les murs avaient une mémoire et qu'ils témoignaient, à leur façon.

Histoire de regarder vers l'avenir aussi, un ensemble de jeunes élèves de l'École du Plateau (qui offre la concentration musique au primaire depuis 1973) a aussi offert une très jolie prestation de la « Valse » de la Deuxième Suite jazz de Chostakovitch... Certes, l'intonation des cordes n'était pas parfaite en tout temps (mais tout de même très relevée), la petite pianiste a cessé de jouer pendant trois ou quatre mesures (elle avait assuré de façon remarquable jusque là) mais, l'essentiel, une fois encore, était d'être touchée...

lundi 24 mars 2008

Tenir un livre dans ses mains...

Des journées de boulot particulièrement démentielles ces temps-ci (« T'avais qu'à dire non! »), qui grugent les heures d'une journée de façon assez terminale. Quand j'ai deux secondes pour respirer (ce qui est très rare), je jette un coup d'oeil rapide à mon quotidien (il faut bien que je prêche par l'exemple et que je me tienne à jour avec mon cours de culture générale et ces contrôles périodiques sur des sujets d'actualité) ou, si je dispose d'une plage de temps plus généreuse, je me jette sur l'un des pianos de la maison, en espérant qu'ils ne m'en voudront pas de mon manque de rigueur (quand je m'y assois, par contre, je suis toute là). Vendredi après-midi, après une semaine « de la mort », j'ai bouclé l'ordinateur pour 48 heures (« J'veux rien savoir! », citation dans le texte) et ai pris la direction du chalet beau-familial avec, dans mes valises, mon iPod (qui m'a lâché brutalement après moins d'une heure parce que j'avais oublié de le recharger), mes vêtements chauds et quelques livres. Malgré le tourbillon de mes nombreux neveux et nièces, le bruit de fond presque perpétuel et les heures de sommeil hypothéquées (le chalet n'est pas l'endroit idéal pour celles qui, comme moi, ont le sommeil un peu léger), j'ai réussi à lire deux livres. Hourra! (Oui, je sais, vous trouviez que ça devenait vaguement prétentieux de parler d'un blogue musico-littéraire récemment...)

D'abord, un regard attentif à La soeur de Judith de Lise Tremblay, dont on disait le plus grand bien un peu partout. Si ce n'est pas nécessairement une lecture « renversante » pour moi, j'ai beaucoup aimé la façon dont la narratrice nous plonge dans cet univers d'été qui s'étire, dans une petite ville du Saguenay des années 1960 où tout le monde analyse les moindres faits et gestes de ses voisins, où les vies sont irrémédiablement changées par des hasards de la vie. Et puis, le texte est si bien travaillé, sans qu'il n'y paraisse, qu'on perçoit immédiatement cette moiteur estivale, cette nonchalance qui nous habite (habitait?), cette langueur à peine assouvie par un verre de limonade bien fraîche. Je vous l'avoue, le dépaysement était le bienvenu avec cette neige qui ne veut pas mourir...

Mais je ne pourrais pas passer sous silence mon coup de cœur pour ce classique de Boris Vian, L'écume des jours. Je ne me souviens plus si je l'avais lu jadis autrefois (i.e. quand j'avais 17 ans) ou si c'était plutôt L'arrache-cœur que j'avais alors avalé sans le digérer (Mon copain du moment, un littéraire refoulé, avait trouvé que j'avais pris cette lecture beaucoup trop à la légère et m'avait fait une scène digne d'un roman existentialiste!) mais, peu importe, cette fois-ci, ça a résonné. J'ai adoré la façon dont Vian défait le langage courant pour susciter de nouvelles images, toujours très vives, le regard amoureux qu'il pose sur le jazz (je me sentais une impulsion de me jeter sur le champ sur tout le catalogue de Duke Ellington), la façon dont ces histoires improbables sont narrées. Moi qui remplis habituellement de petits papiers les pages à citation, je ne l'ai pas fait ici, parce que j'aurais dû retranscrire une bonne partie des phrases ou des passages. Des images fortes qui surgissent comme ça: l'usine à fusils (saisissant d'actualité), le nénuphar dans le poumon de Chloé qui ronge tout sur son passage et fait même rapetisser les maisons (et les esprits), les clins d'œil délicieux et cinglants à la fois à Jean-Sol Partre (Jean-Paul Sartre, bien sûr). Tiens, en complément, pourquoi pas Duke et John Coltrane dans In a sentimental mood (je n'ai pas trouvé Chloé, malheureusement...)

jeudi 20 mars 2008

Anniversaire

Le temps file et on ne s'en rend pas compte! Pendant que je transmettais par courriel mes souhaits d'anniversaire à Sébastien, je me suis rendue compte que Clavier bien tempéré avait vu le jour il y a un an, précisément le 15 mars (mieux vaut tard que jamais pour le réaliser!). Alors, vite, je sors les coupes de champagne (il est un peu tôt ici, si vous préférez les mimosas, surtout ne vous gênez pas!) et porte un toast à tous mes fidèles lecteurs, qu'ils passent ici en coup de vent ou qu'ils s'y posent un peu plus longtemps.

Pour souligner cet événement en douceur, je vous propose un arrangement d'Egon Petri d'un air de cantate de Bach interprété par Greg Anderson, un jeune pianiste américain particulièrement novateur (dont je vous ai déjà parlé ici), qui cherche à faire éclater les nombreuses contraintes du concert classique. Son site Internet est particulièrement intéressant et comprend clips audio, vidéo, notes de programme, premier chapitre d'un livre en cours de rédaction et une biographie en bande dessinée particulièrement délirante dans lequel Greg devient Superpianiste et sauve le monde musical d'un ennui certain. Il est également membre d'un duo de pianistes explosif, Anderson & Roe, qui offre la version certes la plus sensuelle du Libertango de Piazzolla.

mardi 18 mars 2008

Un artiste... mais qu'est-ce que c'est?

Lue il y a quelques instants sur le site de Patrick Loiseleur (alias Papageno), compositeur et musicien, une réponse succincte mais précise à la fameuse question particulièrement évanescente: « Qu'est-ce qu'un artiste? » Il résume sa pensée en six points: l'écoute, le travail, le partage, le goût, la recherche et l'engagement. Matière à réflexion ici...

dimanche 16 mars 2008

Poursuivre ses rêves

Ce matin, à l'invitation d'un ami, j'ai assisté à un concert sons et brioches. Non, je ne parlerai pas en phrases pâmées de la musicalité de l'artiste, de sa présence scénique, de sa transcendance (pour ça, vous pouvez relire mes compte-rendus des concerts de Brendel ou Lupu). Au contraire. En fait, si j'avais eu à revêtir mon habit de critique (je l'ai remisé au vestiaire pour quelques jours), j'aurais été obligée de parler de ses légers blancs de mémoire, de m'attarder au manque de projection du son, à la rigidité de ses bras, à ses lacunes pianistiques perceptibles mais surtout à son manque d'abandon évident. Mais le propos est tout autre.

Cette pianiste (dont je tairai le nom parce que, heureusement, son histoire n'est pas unique) est en fait une pianiste amateure, dans le sens noble du terme, « qui aime », avec passion, de façon démesurée. En exposant pendant quelques minutes son parcours assez atypique tout de même, elle a d'ailleurs mentionné que, pour elle, la musique était une drogue (et elle a repris le terme plus qu'une fois). Comme plusieurs jeunes pianistes, elle a travaillé fort, participé à de nombreux concours, en a même remporté quelques-uns avant de bifurquer entièrement et d'opter pour une carrière d'analyste financière de haut vol (elle continue d'ailleurs d'exercer ce métier, en tant que consultante). Pendant 17 ans, elle a fait taire la petite voix qui devait bien lui rappeler périodiquement qu'elle était pianiste. (Je reste persuadée que l'on ne peut jamais entièrement faire taire cette fameuse petite voix, quoi qu'il arrive; quand on est musicien ou même artiste, on l'est pour la vie, je peux en témoigner.)

Et puis, un jour, elle en a eu assez sans doute de l'entendre la narguer: elle a cédé. Elle a réouvert ses cahiers, s'est assise au piano de nouveau pendant de longues heures, a essayé de rattraper le temps définitivement envolé (quoi qu'elle puisse faire à partir de maintenant, ces années sont irrémédiablement perdues et il faut l'accepter). Elle a fait retravailler des groupes de muscles sans doute oubliés (sans qu'il n'y paraisse, le piano est un instrument physique), a dû réapprivoiser ses réflexes de lecture (plus facile à dire qu'à faire), a eu à relever ses manches (je peux imaginer sans peine qu'elle a dû connaître des périodes de découragement) mais elle a continué, parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement. Elle a monté un programme de concert (qui contient des lacunes mais le prochain sera sans doute plus équilibré, surtout si elle sait s'entourer de conseillers éclairés), l'a travaillé, l'a rodé, y a rêvé la nuit, y a cru, suffisamment pour oser le présenter en public (ce qui n'est pas rien, je peux vous l'affirmer sans hésiter) et a même participé à un concours de piano pour amateurs (elle s'est classée troisième).

Quand elle a expliqué son parcours, elle nous a confié qu'elle avait besoin de vivre en quatre dimensions (Non, elle ne nous a pas ensuite servi un truc psycho-pop!) et que, selon elle, le piano les englobait tous: la satisfaction intellectuelle (oui, la musique requiert une bonne dose d'intellect), l'élément émotif (évidemment), le côté purement physique (comme les sports, le piano peut certes libérer une certaine dose d'endorphine) et l'élan créatif (venant de quelqu'un qui travaille en finances, vous admettrez que cette conclusion a quelque chose de profondément rassurant). Elle a aussi confié qu'elle avait l'impression que nous vivions dans un monde de plus en plus violent (« Peut-être est-ce parce que je vieillis », s'est-elle presque excusée) et que de pouvoir côtoyer la beauté sur une base quotidienne la comblait à plus d'un niveau.

Nombre de mes collègues professionnels auraient vilipendé le concert de ce matin. Ils n'auraient rien compris de l'essentiel du propos (comme c'est souvent le cas). Le pouvoir de la musique réside ailleurs et c'est tant mieux. Moi, j'ai entendu son message (même si elle ne le sait pas) et je le laisse doucement décanter en moi.

samedi 15 mars 2008

Parfum de poussière: poussière de rage


Voyage au plus profond de l’enfer, celui de la guerre, de la haine, de l’indifférence, de soi, ce premier roman signé Rawi Hage est d’une force et d’une portée remarquables. Dans une langue directe mais imagée, sise à la frontière entre les films d’action américains et les récits fantaisistes, très peu linéaires, des pays arabes, Hage nous plonge dès les premières pages dans un univers étouffant, malsain, où la guerre devient toile de fond plutôt que sujet, où l’horreur perle au quotidien. Malgré les dix mille bombes qui s’abattent sur Beyrouth, la vie poursuit son cours, tout sauf un long fleuve tranquille, les histoires du quotidien tentant de s’extraire de l’Histoire. Des liens se tissent : amitié fraternelle à la limite du passionnel entre Bassam et son ami Georges – surnommé de Niro –, histoire d’amour (pour elle), de peau (pour lui) entre Bassam et Rana, relation trouble entre le narrateur et Rhéa en troisième partie. Des vies sont transformées, irrévocablement, sous nos yeux. Tout est décuplé par la puissance de la guerre, par l’écriture sculptée de l’auteur. « Dans les rues désertes, les maisons paraissaient voilées, étranges. Le sang de la petite fille coulait sur mes doigts et le long de mes cuisses. Je prenais un bain d’hémoglobine. Le sang est plus sombre que la couleur rouge, plus doux que la soie; sur la main, il est chaud comme l’eau d’un bain avec du savon. Ma chemise se teignait de pourpre royal. Je criais, j’appelais la petite fille par son nom, mais ma chemise buvait son sang; j’aurais pu la tordre et remplir la mer Rouge, y plonger mon corps, la revendiquer, faire le tour de ses bords et me baigner dans son soleil. » (p. 29)

Au fil du récit, le ton change, les enjeux se précisent. Quand on peine à respirer tant les images suscitées par l’auteur sont puissantes, Hage nous offre un répit, accalmie entre deux pluies de roquettes. Quand on pense devoir décrocher, incapable de pouvoir avaler une ligne de plus de violence, il nous fait basculer vers d’autres profondeurs, celles du doute, de l’incompréhension, de l’intolérance. Quand Bassam fuit le Liban et se réfugie à Paris, on pousse d’abord un soupir de soulagement pour se rendre compte que, même si en apparence plus subtile, la violence suinte encore entre chaque ligne. En inscrivant L’Étranger de Camus en filigrane de cette dernière section, Hage nous permet de jeter un œil nouveau sur le récit. Comme Meursault, Bassam est étranger à la société, erre pendant de longues journées, est en marge de sa propre vie, refuse de jouer le jeu. C’est peut-être là finalement où ce roman m’a rejoint le plus et ce qui explique que ces personnages fictifs continuent de me hanter, plusieurs jours après avoir refermé le livre.

vendredi 14 mars 2008

La fin d'une ère

On annonçait en début de semaine que les concerts présentés à la Chapelle historique du Bon-Pasteur seraient peut-être bien chose du passé à la fin de la présente saison. Un lieu pourtant d'une grande chaleur, très convivial, qui a vu défilé aussi bien artistes en émergence que vedettes confirmées... Le Devoir y consacrait il y a quelques jours un article qu'on peut lire ici.

Particulièrement intéressants sont les témoignages des principaux intervenants du milieu classique montréalais mais aussi, dans les commentaires des lecteurs, ceux des compositeurs Denys Bouliane et Denis Gougeon. En tant que musiciens classiques, parlons-nous un langage devenu si désuet? Constat inquiétant...

mardi 11 mars 2008

Pleins feux sur la nouvelle

La météo extrême m'a malheureusement empêchée de me rendre à Charlesbourg dimanche midi pour lire l'une de mes nouvelles, Ce qu'a vu le vent d'Ouest, à juxtaposer au Prélude de Debussy du même nom. Malgré le vent, la neige, les routes fermées, l'évènement a eu lieu (la plupart des participants habitant la région de Québec). Mon texte, l'un des six textes finalistes (je ne sais pas s'il a été lu au final) s'est tout de même mérité le troisième prix. Le Soleil d'hier parle ici de l'évènement... Curieuse impression de voir son nom imprimé dans le corps de l'article plutôt que sous le titre.

Le texte, très court (moins de trois pages à double interligne), devait évoquer le thème « Je l'aurai dans la mémoire longtemps ». Merci à Venise d'avoir mentionné l'existence de ce prix sur son site. Clin d'oeil du destin, alors qu'elle en parlait, j'avais écrit la veille le texte, en écho à la musique qu'il évoquait pour moi, la longueur et le thème étant exactement respectés. Parfois, il faut saisir les rêves au vol... J'avais aussi fait partie des 30 finalistes du Prix Littéraire Radio-Canada il y a quelque temps pour un autre texte... Une nouvelle voix (voie) à s'approprier?

Ce qu'a vu le vent d'Ouest


Révolté, révulsé, le vent racle la surface agitée du fleuve, en un long gémissement halluciné. Les vagues se liguent contre les récifs, grugeant quelques millimètres de roc à chaque assaut. Les oiseaux ont fui au large de l’estuaire, loin du lancinant chœur des damnés qui s’élève des flots. Sur le sentier, on distingue à peine une frêle silhouette, balayée de temps en temps par la force brute du vent. Elle progresse lentement vers la jetée, les mains serrées sur son torse, dans un futile effort de protection, les pieds glissés dans des bottes de caoutchouc qui avalent presque entièrement ses cuisses.

Parvenue à quelques mètres du quai, elle se déchausse précautionneusement. Elle aime sentir les cailloux effilés lui lacérer la plante des pieds, l’eau glaciale lui mordre les chevilles, le vent fouetter son visage. Comme tous les soirs, elle a revêtu son vieux chandail de marin, dont les manches trop longues lui donnent l’impression d’enfiler une camisole de force. Prudemment, elle en a humé le lainage, imprégné de l’air salin du large et de l’odeur légèrement musquée de sa peau. Les premières semaines, elle le tenait contre elle en talisman quand, fourbue de fatigue et de douleur, elle s’abandonnait à la puissance de ses cauchemars en hurlant son nom ou, si rarement, le rejoignait en rêve dans une crique à l’eau cristalline, désertée. Les nuits s’étaient muées douloureusement en mois et, maintenant, elle ne l’enfilait plus que lors de cette promenade vespérale quotidienne.

Malgré la houle qui gronde furieusement, elle s’assoit au bout de la jetée, les jambes repliées sous elle. En sortant la boîte de fer-blanc soigneusement conservée sur sa poitrine, elle sent le vent s’engouffrer malicieusement sous la maille tricotée serrée. Ses mamelons se hérissent sous sa langue râpeuse et elle étouffe un petit gémissement.
Combien de nuits dilapidées depuis son départ, dans l’attente, l’absence, l’anéantissement? Combien de caresses, de baisers, qui n’atteindront jamais leur but? Combien de mots criés face au vent? Combien d’heures passées à écouter le souffle du large, recroquevillée sur elle-même, dans l’espoir de capter sa réponse?

Elle extrait de son ciré une paire de ciseaux élimés, la dépose délicatement à côté d’elle. De la poche de son jean usé, elle retire une lettre dont le papier est presque devenu translucide à fort d’être manipulé. Même si elle peut en réciter le contenu par cœur, elle la déplie quand même et effleure du doigt le tracé d’un mot, le dessin d’une ligne.

Ma folle, mon océan,

J’ai pensé à toi il y a une seconde, une minute, une heure. Planant au-dessus du fracas étourdissant du bruit des moteurs, j’ai entendu ta voix, tentatrice, me chuchoter des mots tendres. J’ai goûté un instant le parfum de ta peau le matin après l’amour, ai senti tes boucles folles danser sur mon ventre. J’ai pensé alors que je t’avais séduite à coups de mots mais surtout de silences, que je t’avais abordée comme un flibustier, que j’avais dû te saborder sans m’en rendre compte, en noyant mon regard dans le tien, avec déraison.

Loin de toi, je suis en rade, égaré dans un lieu dont le paysage ne m’est plus familier. J’aimerais passer au travers de toi comme un bateau de pêche traverse le brouillard, cornant pour éloigner le danger. J’aimerais pouvoir déployer les voiles de notre amour comme on hisse pavillon. J’aimerais accoster en ton corps comme on s’approprie une île inconnue. J’aimerais m’amarrer en toi, maintenant et pour toujours.

Ton marin d’eau douce, ton pirate

En tremblant un peu, elle prend les ciseaux dans sa main. Une seule boucle folle s’échappe encore de sa chevelure sacrifiée. Elle la coupe, d’un geste sec. Le frottement des lames se marie un instant au mugissement du vent. Elle ouvre la boîte et couche la mèche à côté des autres, implacable rappel des jours passés loin de lui. Avec dévotion, elle la referme et dépose un baiser à sa surface. Une ultime fois, elle lui chuchote son amour. Une ultime fois, elle attend sa réponse.
Les flots viennent réclamer leur dû. Elle leur remet sans hésiter le cercueil métallique, les ciseaux défraîchis. Elle se relève lentement. Une douleur lancinante vient marteler son flanc. Elle grimace un sourire, mêle son souffle à celui du vent. Elle pose une main sur l’arrondi de son ventre et entreprend sa laborieuse remontée. Dans quelques heures, il sera là…


À écouter avec le Prélude de Debussy du même titre...

La toile, Miranda - The Tempest, est de John William Waterhouse.


mercredi 5 mars 2008

Raoul Sosa: la main du coeur

Raoul Sosa semble à prime abord un homme de peu de mots. Pourtant, ses gestes mesurés, son regard pénétrant, son rire vibrant et surtout son jeu d’une extrême poésie sont d’une rare éloquence. Quand on écoute attentivement Raoul Sosa, on perçoit les rêves d’un tout jeune garçon né à Buenos Aires en 1939 qui, dès l’âge de cinq ans, démontre un talent exceptionnel pour la musique. On discerne l’adolescent qui accumule des premiers prix et s’adonne déjà à la composition pour exprimer une autre facette de sa personnalité. On découvre le jeune homme qui, après des débuts au Teatro Colón en 1959 et une participation aux finales du Concours international Van Cliburn en 1962, obtient la bourse tant espérée pour aller se perfectionner à Paris et Salzbourg avec Madga Tagliafero et Stanislav Neuhaus. On entend la virtuosité et le lyrisme d’un musicien qui a convaincu haut la main les jurys de nombreux concours internationaux pendant la seconde moitié des années 1960. On distingue aussi l’amoureux qui a suivi sa belle au Québec et le pédagogue dévoué qui, depuis 1967, partage sa flamme avec les étudiants du Conservatoire de musique de Montréal. On ressent les vagues d’émotions successives qu’il a fait vivre au public d’ici et d’ailleurs alors qu’il présentait des programmes mettant en lumière les œuvres-phares du répertoire pianistique. On devine aussi la fissure de l’artiste qui, au zénith de ses capacités techniques, a dû s’approprier la musique d’une nouvelle façon, à la suite d’un accident qui l’a privé de l’usage adéquat de sa main droite en 1980.

Pour lire le reste de l'article sur ce pianiste exceptionnel, on accède au PDF du dernier numéro de La Scena Musicale, ici. L'article est en pages 14 et 15.

On peut l'entendre (en cliquant le lien dans la colonne de gauche) dans l'Étude opus 10 no 6 de Chopin/Godowsky nous ravir les oreilles avec sa seule main gauche.

Addendum 6 mars: j'ai reçu un appel de M. Sosa tout à l'heure, que je sentais presque rougir au bout du fil, très content du portrait. Je pense qu'il a dû se dire que, enfin, après 40 ans ici, on reconnaissait son travail et son talent... Je n'ai été qu'inspirée par le sujet...

lundi 3 mars 2008

Mes Études de Chopin

Pour un ami, les Études de Chopin possèdent une puissante trame narrative. Je devrais plutôt dire, plusieurs d'entre elles pourraient s'intégrer dans une trame narrative autre. Spontanément, on peut bien sûr penser à l'Étude « Vent du Nord » ou « Tempête » (opus 25 no 11), écrite d'un seul souffle, qui transperce l'imaginaire à l'écoute. Pour moi, elles n'avaient jamais été jusqu'ici que musique pure. Bien sûr, j'ai des souvenirs d'interprétations puissantes qui y sont associées. L'enregistrement mythique de Pollini, des décennies après, reste un monolithe pour moi et je peux le reconnaître presque instantanément. Je me souviens aussi de l'intégrale qu'avait réalisée Louis Lortie, présentée en concert à la Salle Claude-Champagne. Dans la même salle, il y a deux ans et demi, je me souviens encore du cri étouffé qui s'est échappé de la bouche des auditeurs quand, lors d'un de ses cinq rappels, Pollini a mis la main sur l'accord de septième diminuée de main droite qui amorce l'opus 10 no 12, la « Révolutionnaire ».

Mais, réussirais-je à conjurer certaines images en les écoutant ou mieux, en les jouant? J'ai sorti mon archaïque partition, tellement déglinguée qu'elle n'a plus de couverture depuis 25 ans et qu'il y manque les Trois nouvelles Études et la dernière page de l'opus 25 no 12 depuis presque 10 ans. À chaque année, je me dis que j'investirai dans une nouvelle édition et, à chaque fois, un autre cahier s'est retrouvé dans ma bibliothèque à la place. C'est peut-être parce que, pour moi, ce cahier a une histoire, a voyagé avec moi, a été là lorsque j'ai accepté que je ne pourrais plus retourner en arrière, que je serais pianiste (et bien d'autres choses aussi...). Oublié par un autre, contenant certaines annotations d'une main inconnue, il m'a suivi lors de nombreux déménagements et, oui, je m'y suis attaché. Mais revenons plutôt à la musique, la part essentielle de tout ça.

J'ai feuilleté la partition pour retrouver les Études que j'avais jadis travaillées, avant de tourner le dos à Chopin (que j'ai considéré trop guimauve pendant des années mais auquel je suis revenue récemment). Impossible sur le coup d'imaginer une nouvelle ligne narrative aux Études, ma trame personnelle ayant pris sur le coup toute la place. Fascinant comment quelques pages de musique, travaillées il y a des années, peuvent contenir en leur cœur autant de souvenirs qu'on croyait envolés.

L'opus 10 no 3 est celle qui me permet de remonter le plus loin en arrière. Même si je ne l'ai que travaillée en surface (il faudrait vraiment que je me décide à mater le fameux passage en doubles sixtes en mouvement contraire), cette étude évoque pour moi des images d'enfance, de films sur Chopin, d'images de George Sand (auquel un ami m'associe volontiers), de ce côté vaguement neurasthénique qu'on associe à Chopin. Selon les jours, selon les interprètes, je fonds à son écoute ou je crie au kitsch absolu (jamais rien entre les deux).

La suivante, l'opus 10 no 4, a une histoire bien particulière. Je l'ai enseignée il y a trois ans à mon élève le plus avancé, parce qu'il insistait qu'il voulait la jouer ab-so-lu-ment. J'avais eu beau lui expliquer que, selon moi, il n'était pas tout à fait prêt techniquement, que c'était un peu exigeant, il s'était entêté et j'avais fini par abdiquer. Pendant des semaines, nous avions assis le tempo, tenté de débroussailler les passages les plus ardus (il m'en a encore reparlé la semaine dernière!), avions éliminé la plupart des arêtes trop pointues. Quelques jours avant le concert, j'avais bien sûr fait mes dernières recommandations, que j'avais fini par réduire à: « Surtout, ne la prends pas trop rapidement! Respire! » Le jour du concert, légèrement nerveux (quand on réalise qu'on est devenu un « vrai » pianiste, le stress monte généralement de façon exponentielle), il s'est assis et, bien sûr, a dévalé de A à Z. J'étais terrifiée et exaltée à la fois, mes jointures se sont mises à blanchir tant j'agrippais les avant-bras de mon siège en bout de rangée, c'était comme de faire un tour de montagnes russes extrêmes: on crie sans arrêt mais on aime ça! Après le concert, lors du petit repas qui permet aux « vedettes » de recevoir les hommages de leur public adoré, je l'ai fixé un instant, sans rien dire. Et là, c'est sorti d'un seul coup de sa bouche: « Quand je suis parti à cette vitesse-là, je me suis dit: "Lucie va me tuer!" » puis est parti à rire (moi aussi). Près de trois ans plus tard, il a démontré qu'il n'avait pas froid aux yeux, en enfilant l'« Appassionata » de Beethoven (les trois mouvements), le Prélude en do dièse de Rachmaninov (qu'il a joué de façon magistrale, si je puis me permettre un commentaire « objectif »), a plus ou moins massacré la «Révolutionnaire » (mais je lui ai pardonné) et vient de terminer l'Étude transcendantale en fa mineur de Liszt.

L'opus 10 no 9 reste chère à mon cœur, parce que c'est la première que j'ai travaillée. On n'oublie jamais son premier amour, ni sa première Étude de Chopin. J'ai toujours aimé son côté tumultueux mais parfaitement lyrique, le côté vaguement kamikaze de la main gauche, souvent en hyperextension, la façon dont Chopin nous fait passer par une déferlante d'émotions en trois petites pages.

Tout de suite après, je m'étais appropriée la « Révolutionnaire » parce que, là, évidemment, on a l'impression d'avoir accompli quelque chose, d'avoir un fleuron glorieux à la ceinture, d'être un cowboy craint qui dégaine plus vite que son ombre. Et puis, je l'avoue, ça convenait bien à mon côté vaguement « garçon manqué » et peut-être aussi à ma facette « showman », généralement profondément enfouie en moi (mais je ne l'avouerai pas à voix haute). Dans ce même registre « sensations extrêmes », il faut aussi que j'inclus l'opus 25 no 12, un délire d'arpèges décalés, qui laisse le pianiste (et l'auditeur, idéalement!) complètement pantois et l'opus 25 no 10. Quel défoulement que ces octaves terrifiantes des parties externes (quand je l'ai reprise hier, mes muscles se sont bandés presque douloureusement) mais, en même temps, quelle pureté d'élocution dans la section centrale, un joyau du genre.

J'ai un lien un peu paradoxal avec l'opus 25 no 1. Elle m'a toujours servi à « tester » des pianos, une fois que le technicien en ait terminé l'accord par exemple. Après avoir joué Mozart sur Wolfie, la « harpe » a été la prochaine victime désignée. « Ça passe ou ça casse. » Une fluidité splendide, un côté profondément anatomique à l'écriture, une utilisation subtile des contrechants intérieurs sont autant de raisons qui font que je ne m'en sois jamais vraiment lassée.

Dans le registre dramatique et intime à la fois, pour moi, l'opus 25 no 7 est unique. Elle a aussi été la dernière étude que j'ai montée avant de tourner le dos au corpus, peut-être parce que, quoi que j'en aie dit à l'époque, elle était peut-être venue chercher une part un peu plus sombre de moi qui ne demandait qu'à s'exprimer. La façon dont Chopin traite la main gauche, en reine, mais offre tout de même à la main droite un contrechant presque douloureux, m'émeut encore profondément aujourd'hui. Le subtil entrelacs entre les deux mélodies me rappelle une autre pièce que j'affectionne, l'Intermezzo opus 118 no 2 de Brahms. Pour moi, les deux œuvres ont toujours représenté un dialogue amoureux entre la voix profonde, souvent blessée de la basse et les déchirants soupirs du soprano.

Après avoir entendu la version de Raoul Sosa de l'Étude opus 10 no 6 de Chopin/Godowsky (« arrangée », en fait complexifiée pour l'unique main gauche), je m'y suis aussi frottée hier, aujourd'hui. Le chromatisme des voix intérieures, l'apparente simplicité du thème, qui se referme sur lui-même comme un coquillage (ou comme l'escalier du Palazzo del Bovolo à Venise), la couleur si particulière du mi bémol mineur sous la plume de Chopin, m'interpellent, comme si je les découvrais pour la première fois avec un nouveau regard.

Au fond, mon ami a raison, ces Études sont multiples et peuvent certainement susciter de nouvelles images à chaque fois qu'on les découvre. C'est bien à cela qu'on reconnaît un chef-d'œuvre.

On entend ici Rubinstein dans l'opus 25 no 1.

dimanche 2 mars 2008

La magie de la musique?

Tout le monde connaît (trop bien) l'effet Mozart, cette curieuse affirmation qu'un enfant devient plus futé et obtiendra donc un meilleur rendement scolaire (que dis-je? un meilleur emploi, un meilleur conjoint, une meilleure vie, soyons grandioses!) s'il écoute du Mozart. Klari recense, avec un humour délicieux, d'autres effets, particulièrement délirants!
J'avoue une affection particulière pour:
l'effet Bruckner: l'enfant parle très lentement, se répète fréquemment. Acquiert une réputation de profondeur;
l'effet Schoenberg: l'enfant n'utilise jamais deux fois le même mot tant qu'il n'a pas épuisé toutes les ressources de son vocabulaire. Peut parfois parler à l'envers. Très vite, on arrête de l'écouter. L'enfant reproche à son entourage son incapacité à le comprendre;
l'effet Cage: l'enfant se tait pendant 4'33''. Le syndrôme préféré des maîtres d'école.

La liste complète est ici.

Cré VLB!

Coup d'éclat incroyable, Victor-Lévy Beaulieu, l'inclassable, l'impardonnable, l'incommensurable, a brûlé son dernier livre en signe de protestation contre la négligence, l'insolence, l'indolence d'un Québec qu'il juge de plus reconnaître. Dans deux mois, il brûlera peut-être l'intégrale de son oeuvre si l'on en croit ses affirmations... Délire d'un vieil écrivain qui a déjà vu neigé, lucidité d'un grand écrivain qui pose un regard perçant sur notre société depuis 50 ans déjà, souhait d'avoir son quinze minutes de gloire?

Chantal Guy de La Presse y était et nous en parle en mots d'une justesse remarquable, qui démythifie ce personnage plus grand que nature, dont on oublie souvent, à cause de ses colères cataclysmiques, qu'il est un grand auteur. Et si on se mettait à le lire, pour vrai, plutôt qu'à l'immoler sur l'autel du modernisme? Pour lire l'article de Chantal Guy, c'est ici...