mercredi 29 avril 2015

Judy Garland a dormi dans cette ville: mi figue, mi raisin

« You can't really understand another person's experience until you've walked a mile in their shoes. » Cette phrase me hante depuis que j'ai vu Judy Garland a dormi dans cette ville, une pièce de Mark Dunn présentée jusqu'au 10 mai à l'Espace 4001, lieu sympathique et intime s'il en est un.

©Modèle du Genre
La prémisse en était certes étonnante: une fois après avoir été embrassés par une réplique de Judy Garland (dont on finira par connaître l'identité réelle), les hommes homophobes de la petite ville de Blythe Corners changent d'orientation sexuelle.Un cinéaste - gay - se rend sur les lieux pour les interviewer et tenter de comprendre ce qui a bien pu se produire.

Peut-on vraiment transmettre, mettre des mots sur une telle transformation sans que cela semble plaqué, que l'on soit obligé d'user de raccourcis faciles? Le dramaturge Mark Dunn n'est pas homosexuel, ni le traducteur Marc Israël-Le Pelletier ou la metteure en scène Cécile Assayag. Ils ont voulu témoigner, prendre position, favoriser l'acceptation de l'autre, et on ne peut que louer cette initiative. Quoi que certains puissent en penser, rien n'est encore gagné de ce côté-là. Pourquoi alors ce malaise, cette impression de travestissement, d'incompréhension fondamentale d'une orientation, de ramassis de lieux communs? À quel moment précis passe-t-on de la démonstration à la caricature?

©Modèle du Genre
Un traitement moins « clinique » (le documentaire n'a plus besoin d'adopter cette voie de toute façon), aseptisé, aurait certes été un pas dans la bonne direction. Les références aux divers films de Judy Garland - et l'utilisation même des mythiques souliers rouges du Magicien d'Oz - auraient pu mener le propos sur une voie plus onirique, nous rapprocher de l'esprit des contes. Car c'est bien de cela qu'il s'agit ici, d'une transposition, d'une amplification des faits, nous offrant à la fois catharsis et pistes de réflexion. 

Cette réflexion essentielle, je ne l'ai pas tant vécue au théâtre, qu'en rentrant chez moi, en lisant la préface du traducteur Marc Israël-Le Pelletier (Quelle belle idée de remettre un exemplaire de la pièce à tous les spectateurs!), d'une rare pertinence, et en me replongeant dans l'essence même du texte, du message.

« We're not in Kansas anymore...» Le problème, au fond, était peut-être que nous ne l'avions jamais vraiment quitté.

lundi 27 avril 2015

Chutes

Signé par deux professeurs œuvrant dans les Territoires du Nord-Ouest, arborant deux judokas en page couverture, Chutes ne cache pas ses couleurs. On pourrait même craindre un instant qu’il ne prêche qu’à des convertis. Pourtant, non. Si, bien évidemment, il est question d’enchaînement de mouvements précis, que l’on se retrouve souvent sur le tatami en plein cours, que les auteurs ont intégré une bonne dose de termes japonais, le propos au fond est ailleurs.
Le livre traite plutôt d’acceptation – de soi, de l’autre, de ses limites –, mais aussi d’identité, que l’on suive le parcours de Ryan, un colosse de plus de 160 kilogrammes né à Fort Simpson, ou de Claire, 13 ans, qui a grandi à Montréal, mais s’installe avec sa mère à Yellowknife. On y découvre une région au climat aride, aux paysages magnifiques, une jeunesse qui souvent a perdu contact avec ses racines et se définit à coups de gestes de violence.
Contrairement à certains de ses amis, Ryan choisit une autre voix, celle du respect, de l’honneur, du contrôle de soi, de la sincérité surtout. Autant de valeurs faisant partie du code moral du judo certes, mais que chacun peut réinterpréter en ses termes.
Lexique du judo, mais aussi vocabulaire des Dénés, des Inuit et notes culturelles sont proposés en annexe. Un ouvrage pédagogique efficace, que les profanes pourront néanmoins lire avec plaisir.

samedi 25 avril 2015

L'Impro Cirque: terreau fertile en émotions

Trois jours de compétition, deux demi-finales et une finale, seize artistes de cirque exceptionnels, auxquels se greffent cette année quatre joueurs de la LNI, un par équipe. Présenté pour la première fois dans le cadre du Festival Montréal Complètement Cirque à l'été 2010, l'Impro Cirque propose une expérience totale, unique, qui laisse souvent bouche bée, prouesses, humour et magie pure redéfinissant des thèmes choisis.

Faire la romance
Cela allait hier soir de « Le corps et ses atouts », une improvisation coup de sifflet qui forçait chaque participant à reprendre la position adoptée par le précédent lors de l'arrêt de jeu (avec une contorsionniste dans chaque équipe, un défi certain) à « Pris au fond du puits », à traiter comme un film d'horreur, mais en intégrant le tissu (Joseph Pinzon a su y démontrer toute sa polyvalence, aussi bien comme circassien que comédien) à « Navigation douteuse » en style clown (une comparée qui a donné lieu à une rencontre entre un marin et une sirène, puis à l'histoire d'un couple perdu dans les méandres du GPS) ou « À la manière d'un lipsync » avec ajout du trapèze (autre occasion pour Pinzon de briller avec Get Lucky de Daft Punk, soutenu par les membres de son équipe devenus musiciens, chanteurs ou danseurs). Au total hier, neuf improvisations, dont une boni, « La douleur, je m'en occupe », dans laquelle un monarque imbu de lui-même (Jordan Clark, au charisme évident déjà dans « Faire la romance », un duo intégrant les cerceaux chinois) tentait de trancher la tête d'un sujet récalcitrant (Patrick Léonard, magistral).

Jouant plus qu'un rôle de soutien, les exceptionnels musiciens des Wonder Trois-Quatre improvisent aussi au fur et à mesure des contraintes annoncées, grâce à des signes précis du chef Eric Desranleau dans des styles allant du charleston (pour « Livraison express » au jingle publicitaire (pour « Navigation douteuse »), sans oublier la musique baroque (pour la dernière improvisation) ou expérimentale (« Simultanément », un magnifique duo des contorsionnistes Valérie et Claudel Doucet, impossibles à départager).
Simultanément

Pas une seconde d'ennui hier soir, au cours de deux périodes d'environ 50 minutes, desquelles les verts seront sortis grands gagnants deux fois plutôt qu'une. Sébastien Soldevila (l'un des fondateurs des Sept doigts de la main) campait un arbitre en chef particulièrement odieux (Yvan Ponton avait l'air d'une grand-mère faisant du crochet en papotant avec ses copines en comparaison), invectivant la salle et faisant fi des nez de clown (les fonds ramassés vont à Clowns sans frontières) qui pleuvaient par moments sur la scène.
Livraison express
L'étoile du match a été remise à Valérie Doucet des Verts pour son indéniable écoute de jeu. On la retrouvera, avec les quatre autres membres de son équipe (Patrick Léonard, Joseph Pinzon, Angelica Bongiovonni et Diane Lefrançois), en finale contre les bleus (Gisle Henriet, Jason Ferguson, Nadine Louis, Olivia Weinstein et Réal Bossé, en remplacement de Frederic Barbusci, qui s'est blessé lors du match de jeudi) ce soir 20 h.

Détails ici...



jeudi 23 avril 2015

Ludi Magni: décadence amorcée




Du pain et des jeux… ou plutôt ici du maïs soufflé, de la bière et des jeux. Sommes-nous au cirque, au cabaret, au théâtre, sur un réseau social ? Dans la Rome antique, à Montréal, dans le monde virtuel ? Jusqu’où peut-on aller pour obtenir une reconnaissance sociale – ou un rôle, le grand empereur ou la grande impératrice des Ludi Magni étant assuré de faire partie de la saison 2016-17 d’Espace libre?

Passez chez Jeu pour lire ma critique...

mercredi 22 avril 2015

Illusions : fête foraine multisensorielle

L’ECM+ affectionne les projets hybrides, dans lesquels les frontières entre les genres sont éliminées, une nouvelle carte de l’expérience de concert se dessine sous nos yeux. Illusions, présenté à la Salle Pierre-Mercure le 30 avril (le 22 mai à Toronto et le 26 juillet à Ottawa dans le cadre du Festival de musique de chambre) ne fait pas exception à la règle.

Le programme s’articule adroitement autour du Trio pour piano de Charles Ives, datant de 1910-11 (révisé en 1914-15), dans lequel le compositeur revient sur ses années universitaires à Yale. Il sera interprété par le Gryphon Trio, avec lequel l’ECM+ souhaitait collaborer depuis un moment, lui aussi adepte des projets multidisciplinaires. « Des affinités étaient évidentes, explique Véronique Lacroix, directrice artistique de l’ECM+. C’est un groupe qui, comme nous, ne fait pas seulement du contemporain, mais intègre des œuvres classiques à ses programmes. »

Trop peu joué, le Trio avec piano se révèle une porte d’entrée idéale pour s’approprier l’univers du compositeur américain iconoclaste et son humour si particulier. Le premier mouvement est constitué de deux lectures en duo puis une en trio d’un même thème de 27 mesures. Le deuxième, TSIAJ (« This scherzo is a joke »), aborde la polytonalité, les contrastes de timbres, et intègre des fragments de chants folkloriques et de fraternités tout au long du mouvement. (Une esquisse comprend d’ailleurs le sous-titre « Medley on the Campus Fence ».) Le lyrisme du finale, presque romantique, semble en totale opposition avec le collage de TSIAJ, mais Ives continue de multiplier les clins d’œil, glissant par exemple une musique écrite pour le Yale Glee Club (qui n’avait pas été retenue), traitée en canon par le violon et violoncelle, ou citant dans la coda Rock of Ages de Thomas Hastings au violoncelle, nous plongeant indéniablement dans une atmosphère des plus populaires.

La forme d’arche du trio permettait de le scinder facilement en trois segments et d’y greffer trois créations sans que celles-ci ne semblent plaquées : Musique d’art pour orchestre de chambre II de Simon Martin, Wanmansho de Gabriel Dharmoo et Wunderkammer de Nicole Lizée. Trois compositeurs aux personnalités fortes, aux esthétiques uniques, néanmoins complémentaires.

Le côté très ramassé de la pièce de Simon Martin devient ainsi un écho au minimalisme du premier mouvement du Ives. Composée de cinq sons microtonaux, une superposition de tierces majeures parfaitement calibrée, elle joue avec la justesse des intervalles, en les isolant ou en les élargissant par des frottements par exemple.

L’americana du deuxième mouvement se fond dans l’exotisme et l’exubérance de la proposition de Dharmoo, prolongement de ses Anthropologies imaginaires, dans laquelle un chanteur qui vient d’Orient croisera deux autres individus, une femme et un homme – ou peut-être bien un monstre –, tous trois interprétés par Vincent Ranallo. L’effervescence de la partition rappelle les fêtes foraines et les cirques d’antan, à leur apogée à l’époque d’Ives, assemblage hétéroclite de démonstrations scientifiques, de freak shows et de prouesses physiques.

Wunderkammer de Nicole Lizée (récente lauréate du Programme de mentorat des Prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle qui devient pour un an la protégée d’Howard Shore), que l’on peut concevoir comme un triple concerto au très grand souffle, complète le programme. Articulée autour de sept grandes sections, l’œuvre possède une rythmique particulièrement complexe, de légères modifications de matériau gardant le spectateur en haleine pendant 25 minutes.

Parfois traitées de façon abstraite en noir et blanc (premier mouvement du Ives) ou misant sur une explosion de couleurs (dans le Lizée), des vidéos originales de Kara Blake et Corinne Merrell (qui ont notamment collaboré au film Le petit prince, sur nos écrans bientôt) prolongeront cet univers vaguement décalé d’une époque en apparence révolue, mais qui n’a rien perdu de son charme.

  

lundi 20 avril 2015

Travesties: éblouissant!

Photo: Andrée Lanthier
Travesties se révèle une réussite totale et je n'avais pas été autant séduite par une proposition du Centre Segal depuis Waiting for the Barbarians, il y a  un peu plus de deux ans (spectacle dont la trame sonore était d'ailleurs également signée par Dmitri Marine).

Bien sûr, le texte de Tom Stoppard, qui date du milieu des années 1970 et met en vedette James Joyce, Tristan Tzara et Lénine, qui auraient pu croiser la route de l'assistant-consul britannique Henry Carr à Zurich en 1917 est brillant. Précurseur des pièces mettant en scène des personnages historiques (l'auteur a usé de ce subterfuge à quelques reprises, notamment en tant que scénariste de l'oscarisé Shakespeare in Love), Travesties s'inspire de la pièce de Wilde L'importance d'être Constant où tous les personnages enrobent la réalité de multiples couches de mensonges, décapante peinture de société de Wilde que détourne admirablement Stoppard.

Un texte, si finement ciselé soit-il, ne se révèle pas toujours avec la même transparence, peu s'en faut. L'acteur et réalisateur Jacob Tierney (à qui l'on doit notamment le superbe The Young Trotsky) frappe fort avec cette première mise en scène théâtrale. On sent le plaisir qu'il a ressenti à décortiquer le texte, à en extraire les strates de sens, avant d'adopter une lecture pétillante, le spectateur ne décrochant à aucun moment au cours des deux heures quinze de la pièce. Chaque geste, chaque intention, chaque travail sur la langue (l'écriture de Stoppard est remarquable à ce niveau), chaque clin d’œil à Wilde, à Shakespeare aussi (impossible de ne pas penser à Beaucoup de bruit pour rien) est transmis avec une clarté indéniable par les membres d'une distribution exceptionnelle.

Photo: Andrée Lanthier
On se souviendra du mythique échange miroir de la pièce de Wilde entre Cecily et Gwendolen (Chala Hunter et Anne Cassar), du Joyce décalé campé par Jon Lachlan Stewart, de l'effervescent Martin Sims en Tzara, de l'attitude pince-sans rire de Pierre Brault en serviteur, de l'échange « doublé » (on se croirait au cinéma) du couple Lénine (Daniel Liliford et Ellen David), mais surtout de la maestria totale de Greg Ellwand en Henry Carr, absolument inoubliable, qui jamais ne se perd dans les méandres d'un texte pourtant très dense.

Il faut aussi saluer le décor à couper le souffle de Pierre-Étienne Locas (jamais la scène du Segal, pourtant souvent ingrate, n'aura paru si grande ou si bien structurée), les costumes réussis de Louise Bourret et le soin porté aux éclairages par Nicolas Descoteaux.

À inscrire à l'agenda d'ici au 3 mai.

CARR .Wars are fought to make the world safe for artists, It is never quite put in those terms but it is a useful way of grasping what civilized ideals are all about.
(...)
TZARA, War is capitalism with the gloves off and many who go to war know it but they go to war because they don't want to be a hero.



dimanche 19 avril 2015

Car la nuit est longue

Kaï a été violée. Des inconnus, une camionnette, une ville tout à coup inhospitalière. Pourra-t-elle un jour aller au-delà de la douleur, de l’horreur? Fera-t-elle de nouveau confiance à Christophe, l’homme de sa vie, celui qu’elle aime pourtant profondément, le père de son enfant?
Cette histoire aurait pu être racontée du point de vue de la victime, mais Sophie Bérubé adopte une tout autre voie, une autre voix, celle de l’exclu, de celui qui a perdu sa complice, qui ne sait comment l’aider sans la brusquer, qui réalise que plus jamais les choses ne seront pareilles. Au début, face à cet acte de violence immonde, il n’ose pas lui parler, la toucher. Il espère peut-être qu’à travers la musique, sa pianiste trouvera un certain apaisement. Et puis, il comprend comment ils pourront survivre à cette trop longue nuit, comment il l’amènera ailleurs. Il se transforme en improbable Shéhérazade, raconte leur première rencontre, l’arrachement, les retrouvailles, réinvente leur passé amoureux. « Il y a des possibilités infinies d’assembler les mots les uns aux autres pour créer des récits. Pourquoi s’en tenir à ceux qui nous arrachent l’épiderme et nous laissent plus nus que nus. »
L’écriture de Sophie Bérubé coule de source et l’auteure démontre d’immenses talents de conteuse. Le viol n’est jamais abordé ici de front, il s’inscrit tout au plus en filigrane de façon subtile, contrepoint délicat à cette histoire d’amour unique, qui continue d’habiter des semaines après sa lecture.