Trois jours de concours international et j'ai déjà le cœur brisé. Non, je vous rassure, je n'ai pas cédé au charme ravageur d'un jeune pianiste venu d'une lointaine steppe quoi que... J'ai suivi une bonne partie des
récitals sur Internet (et, grâce à la magie de la technologie, on peut les réécouter en différé dès le lendemain, et ce, pour un an!), ai frémi d'ennui à l'écoute de certains. Oui, bien sûr, ils possèdent tous une technique impeccable (sinon, forcément, on les aurait recalés avant) mais combien savent toucher le public, de façon presque viscérale? Bien peu au fond...
Hier après-midi, je me suis glissée en salle parce que ce récital-là, je ne pouvais pas l'écouter uniquement sur la toile, il fallait que je le vive. Quatre ans plus tard, une émo
tion me saisit encore quand j'évoque devant un ami le deuxième mouvement du Concerto K. 488 interprété par Gintaras Janusevicius alors qu'il n'avait que 19 ans. Il fallait donc que je sache, une fois pour toutes, si j'avais rêvé ces instants suspendus. Il a mis la main sur le piano et les premières notes du prélude en
fa mineur du premier volume du
Clavier bien tempéré a doucement pris possession de la salle, presque bondée. Déjà, j'étais envoûtée: le jeu avait une belle profondeur, l'architecture du tout se dégageait de façon magnifique, comme si le pianiste nous dévoilait au fur et à mesure d'une improbable visite les pans d'une cathédrale. Il s'est ensuite jeté dans l'Intermezzo opus 118 no 2 de Brahms, le magique, celui qui permet de reconnaître hors de tout doute l'intériorité d'un pianiste. Après une douzaine de mesures un peu en surface, il a plongé de nouveau, s'est exposé, est venu nous chercher, un par un, par la tendresse, la fragilité aussi. L'opus 25 no 10 de Chopin, la terrible étude en double octaves, n'aura jamais été jouée avec une telle facilité. On y sentait un souffle de vent plutôt qu'une tornade, la sonorité restant toujours parfaitement calibrée. Une étude de Debussy, la pièce imposée d'Alexina Louie (un « boogie » plutôt sympathique, je crois bien que je me procurerai la partition) et c'est le temps d'une dernière toile musicale, le
Quatrième Scherzo de Chopin, une œuvre dont la complexité n'est jamais apparente, dans un registre plutôt intime, joué avec plus de poésie que de brio. Déjà, après le Bach, j'étais troublée. Quarante minutes plus tard, j'étais profondément touchée. Par moments, dans les
ppp, je retrouvais la pâte sonore de Lupu et je me disais que j'avais affaire à un vrai musicien. Peut-être pas un pianiste étincelant, dont les arpèges miroitent en cascades, dont les accords font trembler les lustres, mais un artiste, sans aucun doute.
Après le récital, je suis descendue l'attendre, le retrouver pour la première fois en quatre ans (le courriel, c'est sympa, mais un câlin en personne, c'est mieux!). Visiblement inquiet, il voulait savoir ce que j'en pensais. Moi qui, habituellement, suis parfaitement bilingue, avais de la difficulté à trouver certains termes, tellement je pensais en images poétiques plutôt qu'en phrases sensées, complètes. Je l'ai rassuré, l'ai embrassé puis me suis sauvée vers le collège. Un peu plus tard, j'ai repensé au récital de façon objective et j'ai su où les juges pourraient trouver la faille. Il manquait une pièce brillante, un numéro d'esbroufe, quelque chose qui clamait haut et fort: « Je sais jouer aussi vite et aussi fort que les autres! » Il aurait peut-être dû jouer le
Deuxième ou le
Troisième Scherzo, un Rachmaninov, du Liszt.
Le jury m'a malheureusement donnée raison et ne l'a pas retenu pour la prochaine épreuve. Oui, pour lui, j'ai le cœur brisé mais je sais que, quoi qu'ait pu en penser cette impressionnante brochette de pianistes, pendant 45 minutes, j'ai vibré et j'étais heureuse d'avoir les acquis musicaux nécessaires pour m'en rendre compte.
Vous n'êtes pas obligés de me croire sur parole. Jugez par vous-même en écoutant son récital ici.