samedi 12 juillet 2008

Sophie Calle: Prenez soin de vous


DHC/ART Fondation pour l’art contemporain, un nouvel espace d’exposition situé dans un édifice historique rénové, au cœur du Vieux-Montréal, a été inauguré à l’automne 2007. La fondation frappe très fort cette fois, en présentant, jusqu'au 19 octobre, l'encensée exposition (installation? collaboration? work in progress?) « Prenez soin de vous » de l'artiste française Sophie Calle. À l’origine produite pour le Pavillon français de la Biennale de Venise 2007, l’installation a été présentée ce printemps à Paris et avait suscité une vague d'enthousiasme, notamment sur plusieurs blogues amis. (J'étais d'ailleurs bien triste d'arriver sur les lieux quelques jours à peine après la fin de l'expo, ignorant alors les textes, photos et vidéos feraient le voyage transatlantique dans des boîtes rembourrées vers Montréal alors que je m'envolais vers Paris. Le hasard est parfois très bien fait...)

Au cœur de ce projet en apparence extravagant: un courriel de rupture d'un amant, reçu par l'artiste sur son cellulaire (la technologie n'a plus de limite!), à la dernière phrase particulièrement lapidaire: « Prenez soin de vous ». Sophie Calle qui puise essentiellement dans son vécu les prémices de toute sa démarche artistique (elle a déjà traité de deux précédentes ruptures), décide de prendre ces mots au pied de la lettre. Elle explique sa démarche ainsi: « J'ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous. J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre. J’ai demandé à 107 femmes, choisies pour leur métier, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel. L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter. La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi. Répondre à ma place. Une façon de prendre le temps de rompre. À mon rhythme. Prendre soin de moi. »

À travers textes parfois presque surréalistes, photos saisissantes, films, Sophie Calle cède la parole à des femmes de toutes professions, qui dénatureront puis incarneront, selon leur champ de spécialisation, leur vécu, la lettre en question. S'y frottent par exemple une comptable (loufoque bilan actif/passif de la relation à travers les termes de la lettre), une normalienne (un texte d'une densité remarquable mais d'une grande pertinence cependant), deux exégètes talmudiques (une analyse proprement fascinante), une policière (on se croirait plongés dans un polar), une éditrice de journal (qui explique pourquoi la lettre est « impubliable », puisque personne n'a été tué, que la personne qui l'a reçue n'est finalement pas si célèbre que cela, qu'elle ne peut être reprise dans le courrier des lecteurs et qu'elle ne dénote donc aucun intérêt et se retrouvera à la poubelle), une graphiste (magnifique détournement de l'objet), une publicitaire (trois déclinaisons punch), une spécialiste d'ikebana (un arrangement floral d'une grande poésie), une spécialiste en étiquette (et comtesse)... Deux traductrices s'y frottent également (une vers l'anglais, l'autre une latiniste) et c'est absolument saisissant de lire leurs commentaires insérés ici et là dans le texte quant aux difficultés rencontrées lors de la réalisation de la traduction. La réviseure s'en donne à-cœur-joie (et nous aussi!) en surlignant en couleurs les multiples répétitions des termes, en encerclant les erreurs syntaxiques (une des phrases est particulièrement boiteuse, il est vrai), émettant quelques « réserves » (hum!) sur le style de l'auteur.

On a ainsi droit à 107 déclinaisons, détournements de la lettre qui deviennent autant de pistes potentielles de détachement pour Calle. Si on pourrait craindre la surenchère, il n'en est pourtant rien. L'exposition est présentée dans des salles sur quatre niveaux, suffisamment intimes pour qu'on ressente la chaleur des lieux et suffisamment vastes pour qu'on puisse circuler de façon libre entre les divers éléments de l'installation tandis que les vidéos sont présentés dans un autre édifice (également rue Saint-Jean). Dans des conditions idéales (c'était le cas cette semaine puisque nous étions très peu sur les lieux, un après-midi de semaine plutôt maussade, de plus lors de la première semaine de l'expo), on peut s'y plonger pendant des heures. (J'ai passé deux heures et demie sur les lieux avec une amie et nous nous promettons toutes deux de revivre l'expérience au moins une autre fois. En plus, comme l'expo est gratuite, pourquoi se priver?) Certains points de vue sont profondément émouvants (la réflexion de la spécialiste des droits de la femme de l'ONU ou la lettre de la mère de l'artiste, par exemple, qui se conclut sur une phrase l'invitant à se servir du matériau pour en tirer une œuvre!). D'autres sont franchement ludiques et déclenchent un rire contagieux. Comment oublier le vidéo du perroquet qui déchiquette la lettre et l'avale, cette clown qui « commente » la lettre ou cette actrice italienne qui transforme la lecture de la lettre en un numéro d'un comique consommé!

Si, à un moment, on n'en peut presque plus de disséquer la lettre sous ses multiples angles (un processus très proche de celui privilégié quand on retourne dans tous les sens les termes d'une rupture, vous reconnaîtrez ici l'astuce de la chose), on finit par se l'approprier, par se laisser toucher par la poésie qui se dégage des objets, par être happé par les choix de chacune. Si ce projet semble à la base terriblement narcissique, au fil de ses circonvolutions il devient universel parce qu'il nous rejoint tous, dans un lieu intime qu'on ne visite qu'à l'occasion, histoire de ne pas réveiller les vieux démons ou raviver les vieilles blessures. Amour, désir, perte, abandon, sont des termes qui ne peuvent que résonner profondément en nous. Ici encore, comme dans plusieurs de ses œuvres antérieures (que j'avoue ne pas encore connaître mais, dès mon retour, je me suis mise à faire des recherches Internet intensives sur le sujet), Sophie Calle réussit magistralement à redessiner les frontières parfois bien floues entre vie privée et vie publique.


  • On peut voir ici deux vidéos de l'expo parisienne (les lieux n'ont rien à voir avec ceux de DHC/ART) sur le site de Louis Roederer, partenaire de l'événement en France. En cliquant sur le mot « femmes », vous avez aussi accès à certaines photos de l'expo.
  • On peut aussi consulter le site de DHC/ART (on offre notamment des visites commentées gratuitement! Vive le mécénat!) Heures d’ouverture : mercredi au vendredi de 12 h à 19 h, samedi et dimanche de 11 h à 18 h – Entrée libre. 451 et 468, rue St-Jean (angle Notre-Dame, dans le Vieux-Montréal).
  • Pour la petite histoire, Sophie Calle parle toujours à cet homme, le fameux X qui, peut-être bien consciemment, lui a offert un finalement plutôt somptueux cadeau de rupture, se doutant peut-être que l'objet pourrait très bien servir d'inspiration à un projet de l'artiste.
  • Pour les littéraires, fanas de Paul Auster (comme moi), le personnage de Maria dans Leviathan est inspiré de Sophie Calle. Ils ont ensuite collaboré à un fascinant projet. À découvrir ici...
  • Une entrevue avec Sophie Calle dans le Voir de cette semaine...

1 commentaire:

Caro[line] a dit…

Argh ! Je regrette de ne pas être allée voir cette exposition quand elle était encore à Paris...