jeudi 25 octobre 2012

Leçon de poésie

Murray Perahia a démontré avec éloquence hier soir qu'il faisait partie de cette race, malheureusement en voie d'extinction, des grands artistes, toutes catégories confondues. Quelques mesures de Haydn, transmises avec une élocution irréprochable, ont permis de prendre la mesure de la profonde compréhension des œuvres privilégiée par Perahia. Chaque phrase est découpée, l'articulation réfléchie, les points de tension harmoniques méticuleusement préparés, le développement du matériel motivique devenant d'une limpidité presque confondante.

S'il a semblé prendre quelques instants pour s'installer dans le premier des Six Moments musicaux de Schubert et qu'on pourrait chipoter une seconde sur l'explosion sonore presque intempestive du cinquième, il a su transmettre toute la poésie du deuxième, dépouiller de toute scorie l'architecture contrapuntale du quatrième, et nous faire passer par toute la gamme d'émotions dans le dernier.

Plutôt que de chercher à renouveler la donne de la trop célèbre Sonate « à la lune », il a plutôt choisi d'en extraire l'essence, de la débarrasser de tout tic interprétatif, révélant les assises harmoniques du premier mouvement, faisant (enfin) sens du Menuet, toujours parent pauvre de ce triptyque aux mouvements extérieures devenus presque galvaudés.

En ouverture de la deuxième partie, Perahia avait programmé le Carnaval de Vienne de Schumann, trop peu joué, qui lui a permis de démontrer l'étendue de sa palette expressive, de la tendresse délicate, tremblante d'intériorité, du deuxième mouvement aux tourments passionnés du quatrième. Le scherzo pris à une vitesse plus assise permettait au dernier mouvement de s'émanciper en une course effrénée, jamais incohérente cependant, menant ces scènes croquées sur le vif vers une conclusion d'une inexorable évidence.

Si son Deuxième Impromptu de Chopin n'était peut-être pas aussi mémorable que sa lecture sur disque, son Premier Scherzo a renversé, entre folie à la violence à peine contenue et une section centrale suspendue, qu'on aurait voulu voir s'étirer pendant quelques pages encore.

Deux rappels ont été offerts en remerciement des applaudissements chaleureux: un Impromptu opus 90 no 2 de Schubert tout simplement parfait, grande leçon de pianisme concentrée en quelques minutes à peine et l'Intermezzo opus 119 no 3 de Brahms, pétillant comme les pages de Moskowski que son mentor Horowitz proposait jadis à son public.

Après le concert, j'ai attendu, patiemment, mon LP Mendelssohn sous le bras, dans l'espoir que, peut-être, ma route croiserait celle du maître.J'ai eu le privilège de lui serrer la main. (Il ne signe pas d'autographes.) Quand je lui ai expliqué pourquoi cet objet était si important pour moi, partageant même dans un moment de folie cette photo de moi prise devant la reproduction de la pochette, il a chaussé ses lunettes, un peu désarçonné par cette histoire. « Vous savez que cet album était le premier que j'ai enregistré avec orchestre? » Il a relevé l'année d'enregistrement (1975), l'air de dire que cela faisait si longtemps déjà, lui qui, pourtant, à 65 ans, possède encore la fougue et l'éclat dans le regard d'un jeune pianiste. Je suis rentrée chez moi, les oreilles pleines de poésie, avec la certitude que cette soirée resterait parmi celles dont je me souviendrai longtemps.

6 commentaires:

Adrienne a dit…

arrête arrête je n'en peux plus ;-)
(trop is teveel, je n'en sors pas ;-))

c'est merveilleux d'avoir pu assister à un tel concert!

Lucie a dit…

Mais tu y étais en pensée, c'est l'important :)

lewerentz a dit…

Tu lui as serré la main ?! Oh mais c'est magnifique ! Je suis contente que tu ais passé une bonne soirée :-)

Lucie a dit…

Oui, je lui ai touché, je lui ai parlé! Hiiiiiiiii! :)

Claudio Pinto a dit…

Quelle magnifique article que tu as pondu là! Parce que j'étais assis à ta gauche durant le concert, je n'hésiterai pas à seconder chaque mot que tu as écrit. Au moment de lire ton article, j'étais sur le point d'écrire quelque chose du concert, mais après t'avoir lu, l'envie était moins grande. Disons que je réalisais qu'il me fallait désormais prendre un autre angle pour le commenter - parce que tu venais de dire exactement ce que je pensais. J'ai donc commencé à écrire un billet de mes impressions du concert, que je n'ai pas terminé encore, parce que, à ma grande surprise, je bifurque après un paragraphe et relate non pas le concert, mais mon expérience de disquaire de musique classique: un samedi après-midi, en pleine heure de pointe, un client se plante devant moi (pendant que je répondais déjà à trois ou quatre clients). Ce client tenait dans la main droite un disque des Ballades de Chopin par Ashkenazy et dans l'autre ces mêmes ballades par Perahia. Immédiatement, je lui signifiais qu'il devait acheter le disque de Perahia. Tout pour te dire que je n'ai pas encore écrit de compte-rendu du concert, mais que je le ferai incessamment. Et je n'oublierai pas d'y inclure les détails de ma rencontre avec le pianiste, spécialement ce moment où il m'a serré la main. Tu te souviens que je lui ai déclaré toute mon admiration pour son jeu et la noblesse de son approche communicative avec le public, approche qui m'avait fait penser à celle du grand pianiste chilien Claudio Arrau, en moins tourmenté. Si ça continue comme ça peut-être me faudra-t-il simplement publier ce commentaire et laisser tomber mon article...

Lucie a dit…

On peut considérer ce long commentaire comme un micro-billet, non? ;)