Stephan Thoss avait séduit il y a deux ans avec
Searching for Home, certainement l'un des ballets les plus mémorables présentés dans les dernières années. Gradimir Pankov a eu l'excellente idée de réinviter le chorégraphe allemande, cette fois avec une carte blanche, pour la création d'un ballet qui saurait s'adapter aux Grands Ballets Canadiens. Alors que
Searching for Home rendait floue la ligne entre souvenirs et présent, conscient et inconscient,
Rêve va encore plus loin, en proposant une fable sur la création et ses affres. La rêveuse écrit des histoires, mais ne réussit jamais à les assumer entièrement, comme si elle donnait vie aux personnages, mais ne pouvait suffisamment les ancrer dans une certaine réalité pour qu'un arc narratif s'en détache. Chaque soir, en un pas de deux avec son inconscient, elle essaie d'aller un peu plus loin, mais reste toujours en retrait.
On serait tenté de détourner une célèbre citation de Magritte, source d'inspiration du monde onirique évoqué par Stephan Thoss et d'affirmer: « Ceci n'est pas un ballet. » Thoss va très loin ici dans la recherche d'une forme d'art totale, intégrant au mouvement projections, travail sur la plastie des tableaux (quelle belle réappropriation des toiles de Magritte qui finissent par enfermer la créatrice dans ses doutes) et une remarquable sculpture des volumes grâce aux éclairages de Thoss et Marc Parent. Tributaire de la danse expressionniste allemande, le travail sur les lignes et leur décomposition demeure remarquable, mais l'expérience
Rêve va beaucoup plus loin. Le maître-d’œuvre (Thoss ayant aussi travaillé aux décors, aux costumes et à la trame musicale) nous plonge dans les rêves d'une autre, tantôt ludiques, tantôt étranges, parfois terrifiants, mais ce faisant, ouvre la porte de notre propre inconscient, notre lecture des tableaux se trouvant teintée par nos référents, nos souvenirs, nos peurs. L'expérience peut se révéler à la fois déstabilisante et exaltante.
Thoss a su offrir un écrin idéal aux danseurs des Grands Ballets Canadiens, en multipliant les formations et la palette expressive. (Ce ballet des ombres restera sans doute dans les mémoires.) On sent également toute l'attention portée au rythme, tant dans les gestes que dans la trame sonore elle-même, travaillée en strates, qui mise tour à tour sur la pulsation (le « Plain to Spain (Bolero) » tiré de
The Ninth Gate de Wojciech Kilar par exemple), une certaine cérébralité (le traitement des volumes lumineux accompagnant la « Sarabande » de la Suite française en
do mineur de Bach), un sentiment d'oppression (des extraits de quatuors de Chostakovitch) ou devient carrément ludique avec
It's a Man's Man's Man's World (quelle délirante robe de lumière que celle-là!).
On regrettera peut-être tout au plus que la vidéo, à quelques reprises plus proche de Dali et Bunuel ou de Fritz Lang que de Magritte, détourne parfois l'attention des pas dansés à l'avant par la rêveuse et son double, l’œil se sent d'abord happé par les images projetées plutôt que par celles qui s'esquissent en temps réel. Cela reste une réserve bien minime et l'on se prend à vouloir revoir le ballet, dans un état d'esprit autre, histoire de comprendre comment il agira cette fois sur notre conscient et notre inconscient. À voir d'ici au 25 mai!