J'ai déjà avoué ici un penchant pour l'improbable triumvirat Mozart-Schumann-Debussy. Bien sûr, cet amour (presque) inconditionnel ne m'empêche pas d'avoir une tendresse toute particulière pour d'autres compositeurs. De ceux-ci, Brahms semble exiger ces temps-ci que je m'assume enfin à son égard. Cela fait trois fois que son nom (et particulièrement mon billet sur le sublime Intermezzo opus 118 no 2) attire de nouveaux lecteurs dans mon antre, tous trois fervents pratiquants quand vient le temps de s'approprier cet univers si particulier qui est le sien.
À Paris, quand j'ai rencontré Nicolas Cauchy (auteur chouchou no 2 de ma Caro[line] préférée), il a été question de Brahms. Quand j'ai dû admettre qu'il n'était pas mon compositeur chouchou, j'ai dû essuyer une vague moue de dépit. Il a même fait référence à Brahms dans la dédicace de son bouquin. Argh, impair diplomatique en perspective... J'ai tout de même admis spontanément qu'il était l'un des grands et que je le respectais particulièrement, considérant qu'il évoluait dans le cercle (très) rapproché de Schumann. (On se rappellera ici que ce dernier n'avait pas hésité à le qualifier de « nouveau Messie de la musique classique », rien de moins, après avoir entendu sa Sonate opus 1 et que Clara Schumann entretenait des liens d'amitié très serrés avec le jeune protégé de son mari.) Depuis, Brahms me nargue. Il fait un peu la gueule. Il aurait voulu que j'admette haut et fort que, au fond, je l'aime.
Alors, depuis mon retour, il multiplie les clins d'œil. Pour un ronchon patenté, il est tout de même extraordinaire quand vient le temps de provoquer le destin. (Vous connaissez peut-être cette anecdote dans laquelle notre ami, lors d'une soirée particulièrement réussie, avait pris ses cliques et ses claques et avait effectué une sortie tonitruante en lançant à la ronde: « S'il y a quelqu'un que je n'ai pas insulté ce soir, considérez-vous servi! » On admettra tout de même qu'il a du chien.) Il y a quelques jours, j'ai entendu à la radio les Liebeslieder, un cycle magnifique pour chœur de chambre et deux pianos. En écoutant un, deux, trois lieder dans la voiture, je me suis rappelée le plaisir pur à chanter ces pages et le rôle si charmant dévolu aux altos dans la partition. (Enfin, un homme qui comprend les femmes à la voix plus grave et n'en a pas que pour les délicates sopranos!) Et puis, ce matin, des commentaires en différé, encore une fois sur ce fameux Intermezzo opus 118 no 2...
Je m'apprêtais à m'assoir au piano quand j'ai reçu le tout et hésitais encore sur le compositeur à privilégier. Depuis quelques jours, je me suis « décrassée » au Bach, trempant à peine le bout des doigts dans Mozart en fin de session. Cette fois, j'ai cédé. J'ai ouvert le cahier vert (le deuxième livre des œuvres pour piano de Brahms chez Kalmus) et j'ai feuilleté le recueil jusqu'à ce que je m'arrête sur l'opus 118 no 2. Je l'ai joué une première fois, puis une deuxième, puis une troisième. L'esprit et l'oreille guidaient, les mains suivaient, avec une belle complicité. Et puis j'ai eu le goût d'autre chose, alors j'ai tourné quelques pages encore et ai dévoré l'opus 119, que je connais très peu. En fait, j'avais travaillé l'opus 119 no 2 à Orford, l'été de mes seize ans, lors de cette saison précise qui m'a convaincue que, au fond, je n'avais rien d'une scientifique et que la musique, j'étais prête à en manger (et, accessoirement, à ne pas manger pour m'y consacrer).
Je me suis souvenue de la photocopie griffonnée par André-Sébastien Savoie, mon professeur cet été-là, de son énorme patte sur le clavier (si terriblement agile malgré tout), de certaines indications précises, comme si de retrouver ces notes permettaient de soulever un pan de vie enfoui. Portée par le plaisir, je suis passée à travers de l'opus 119, puis me suis frottée à la transcription de la Chaconne en ré mineur de Bach réalisée uniquement pour la main gauche (sportive mais, somme toute, très anatomique), la Rhapsodie opus 79 no 1. J'ai sorti l'autre volume de sa cachette et me suis attaquée aux Variations sur un thème de Handel. Que Brahms est génial quand il s'attaque à la forme variation (comme son maître spirituel, Beethoven, d'ailleurs)...
Pendant que défilaient les pages (et certains écueils à maîtriser), je me suis mise à penser à toutes ces œuvres de Brahms que j'aimais profondément, celles où je le retrouve le plus entier, d'une certaine façon: les sonates pour violoncelle et piano (ce même été, j'avais travaillé celle en mi mineur, un joyau), celles pour clarinette et piano (sous sa plume, la clarinette devient un instrument particulièrement inspiré), le Quintette en fa mineur (et sa réduction pour deux pianos, réalisée par Brahms lui-même, trop peu jouée) et puis certains lieder, aux sonorités somptueuses.
J'aime penser que, sous ses dehors rêches, Brahms reste un tendre, un incompris. A-t-il été amoureux fou de Clara? Se sont-ils échangés plus que des lettres? Au fond, ce n'est même pas important. Quand il a donné le premier rôle à la voix d'alto (chantée ou au clavier), j'aime à penser qu'il l'a fait en hommage discret mais fervent à celle pour qui il éprouvait amour profond plutôt que passion épidermique, qu'il la respectait si entièrement qu'il n'aurait jamais osé un geste déplacé, que cette union qui ne pouvait être a vraisemblablement alimenté certaines des pages les plus sublimes du répertoire. Cette tendresse qui perle sous l'emportement, ce concentré d'émotion qui transperce les colères les plus légendaires, cette fragilité qu'on entrevoit sous l'ampleur des formes gigantesques, me séduisent sans contredit. Et, même si je prétends parfois le contraire, oui, j'aime Brahms.
Ici, le 3e mouvement du Quintette en fa mineur, interprété par Leif Ove Andsnes et le Quatuor Artemis.
10 commentaires:
En un mot: oui. En deux mots: oui, beaucoup.
Comme quoi... c'est vraiment en se penchant dans la musique qu'on sait si on l'aime ou non !
De mon côté je compte bien me pencher sur les sonates pour clarinette... dès la rentrée prochaine !
Papageno: mots pesés! :-)
Ben: Ces sonates m'ont définitivement réconciliée avec la clarinette, heureusement!
Ah ! La sonate pour violoncelle et piano en mi mineur !
Un jour viendra... peut-être...
Non, vraiment ? Que s'est-t-il passé pour en arriver là ?
Marie: j'espère que, quand ce jour viendra, je serai celle qui tiendra la partie de piano!
Ben: euh... disons simplement que, avant de bosser avec un clarinettiste (dont je ne me souviens même plus du nom, c'est dire!)sur la sonate de Brahms, j'avais rencontré tous les pires spécimens du genre? Mais j'ai réalisé que, ouf, ils n'étaient pas tous comme ça! ;-) Et puis, c'est vrai que j'aimerais bien les rejouer ces sonates-là!
oups... qui tiendrai, bien sûr! Trop rapide sur la gâchette!
Moi aussi, c'est un de mes coups de coeur de jeunesse!
Il y a les ballades op 10 aussi, pour la profondeur de sa foi (le choeur angélique dans la 3e est un pur régal!) Ce sont mes préférées. Jouer brahms, c'est pétrir amoureusement une pâte, sans fin :)
"j'espère que, quand ce jour viendra, je serai celle qui tiendra la partie de piano!"
Mais bien sûr, Lucie, c'est à ça que je pensais ! Cela allait sans dire !
C'est passionnant de lire tes appréciations personnelles sur les compositeurs. Tu les présentes de façon très attachante. Pour la profane que je suis, ça résonne merveilleusement bien à mes oreilles!
Merci de me faire découvrir Brahms sous cet angle!
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