J'ai lu il y a quelques années La sonate à Kreutzer de Tolstoï (un cadeau de Noël - décidément - d'une de mes étudiantes) et me souviens combien j'avais été tiraillée entre la beauté du style et la rudesse du propos. On ferme le livre en se disant qu'il est difficile de prétendre que le féminisme n'a rien changé à nos vies. Il semblerait bien que Sophie Tolstoï, bien évidemment première lectrice du grand homme, ait ressenti un inconfort semblable, alors qu'elle recopiait de larges passages - sinon l'entièreté - du texte avant de le confier à l'éditeur.
Elle décide donc d'offrir la contrepartie du récit de son mari (présenté ici pour la première fois en traduction française), opposant à la bestialité de l'amour charnel de la Sonate à Kreutzer un texte dans lequel elle aborde plutôt les aspirations disons moins incarnées de la femme, à travers le personnage d'Anna, une jeune artiste qui, par amour, lie son destin à celui du prince Prozorski, qui écrit des textes philosophiques. Plus âgé qu'elle, il a bien sûr vécu et donc connu de nombreuses aventures et, en digne représentant du genre, il continue bien évidemment de « garder l'œil ouvert », ce qui la torture de jalousie. (Difficile d'être plus transparent ici.) D'abord déchirée, elle finit par se faire une raison et trouve un exutoire auprès de ses enfants... jusqu'à ce qu'elle fasse la rencontre d'un vieil ami de son mari, Bekhmetiev, avec lequel elle entretient non pas une aventure extra-conjugale sulfureuse, mais bien plutôt un amour platonique qui favorise échanges, réflexions et même rires partagés avec les enfants.
« La femme n'aime pour de bon qu'une seule fois. Elle chérit son amour, elle le préserve en attendant l'occasion de l'offrir. Et une fois qu'elle l'a accordé, elle veille sur lui et le place au-dessus de tout, fermant les yeux sur les défauts de celui qui en bénéficie. La répétition de ce sentiment germe toujours sur l'ancien, c'est la reprise d'un vieil idéal, et lorsqu'il arrive qu'une femme mariée aime un autre homme, c'est presque toujours le mari qui est fautif: il n'a pu satisfaire les exigences poétiques d'une nature jeune et pure, les a brisées, ne proposant en échange que l'aspect le plus trivial du mariage. Et malheur si un autre vient occuper la place vide que le mari n'a su combler, car c'est toujours le même - premier et unique - amour idéalisé qui se reporte sur son rival. » (p. 168-169)
Si le texte ne manque certes pas de souffle, il reste surtout fascinant comme témoignage d'une femme dont le talent romanesque aurait pu s'épanouir entièrement, si elle n'avait vécu à l'ombre d'un génie. Comme Anna, Sophie Tolstoï assumera son choix jusqu'au bout, et de lire ce roman à deux niveaux (ce qu'on appellerait aujourd'hui le filtre de l'autofiction) ne peut que laisser un goût douceâtre en bouche.
À noter: l'éditeur propose en deuxième partie une nouvelle traduction de La lettre à Kreutzer, qui prend une dimension encore plus troublante.
5 commentaires:
tout ça me semble très juste et très intéressant! merci, Lucie
De rien, Adrienne!
J'ai lu La sonate à Kreutzer et j'avais la même impression que toi. Je suis bien curieuse de lire ce texte, du coup...
Je pense que c'est surtout en juxtaposition justement que c'est intéressant... dans ton cas, ta lecture est encore très fraîche à ta mémoire...
Je l'ai lu il y a quoi... 3 semaines. Je devrais m'en souvenir ;))
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