samedi 25 octobre 2008

De la subjectivité de la critique

Avec un tel titre, vous me direz, inutile d'écrire un billet: comme lapalissade, c'est assez réussi. Mais encore... Mercredi soir, j'ai assisté au récital de David Fray avec un ami, pianiste par conviction plutôt que de formation (il est autodidacte mais extrêmement passionné). Dans la rangée juste derrière nous, a pris place Christophe Huss, le critique du Devoir, qui a « connu » David Fray en même temps que moi, ayant tous les deux couvert l'édition 2004 du CMIM. (En fait, j'avais demandé à Christophe d'être « critique invité » du site Internet du concours lors des finales, tâche dont il s'était acquitté avec brio et un certain humour.) J'étais donc un brin curieuse de lire sa critique du concert, me doutant bien que nous ne présenterions pas le même portrait de l'événement. J'ai failli me mettre à noter des impressions au fur et à mesure mais, ce soir-là, j'ai préféré aiguiser mon oreille de « pianophile » plutôt que mon crayon de « spécialiste ».

Pour jouer totalement franc jeu (et qu'on ne m'accuse pas de « réagir » à sa critique), j'aurais pu écrire un commentaire dès le lendemain mais des impondérables m'en ont empêchée. J'ai tout de même pris le temps d'envoyer un courriel express à un ami pianiste, lui relatant les grandes lignes du concert, histoire de partager certaines impressions « à chaud ». J'y évoquais une première partie moins que satisfaisante pour moi, la direction des lignes, des notes répétées et des silences me semblant inexistante dans l'Adagio de Mozart (mais je suis toujours particulièrement intolérante avec les interprétations de Mozart), le Schubert/Liszt ne m'ayant laissé aucun effet durable (pourtant, Der Doppelganger reste une page particulièrement déstabilisante), les tics du pianiste dans les Impromptus opus 90 (qui a quand même livré une remarquable interprétation du troisième, en sol bémol). Déjà, à 27 ans, il s'assoit dans le fond de la chaise comme Lupu et Gould (un choix qui se défend tout à fait) mais, surtout, fusille le public du regard de temps en temps comme Brendel. (Le silence était pourtant presque religieux.) À l'entracte, nous étions perplexes, je dois bien l'admettre, ayant de la difficulté à départager les moments « coups de cœur » des « coups de gueule ». Le programme (un hommage bien particulier à la tonalité de si mineur) séduisait sur papier mais n'avait pas encore démontré ses réelles possibilités. Et puis, en dix minutes à peine, tout a basculé. Après un Prélude et fugue du premier volume du Clavier bien tempéré (en si mineur, vous avez compris) un peu évanescent et qui manquait de direction dans la fugue, Fray nous a offert une Sonate de Liszt magistrale. Une profonde intelligence du texte, une palette sonore époustouflante (je me suis un instant demandée si on avait bien affaire au même piano), une ouverture presque démoniaque (je jurerais avoir entendu Mephisto ricaner!), des doubles octaves particulièrement stables, une poésie renversante dans les sections lyriques, j'ai été captivée de la première à la dernière phrase. J'en avais (presque) oublié mes réserves.

J'avais déjà pu constater en sortant du concert combien une perception peut être subjective, alors que mon ami a engagé la conversation avec une connaissance, professeur de piano. Après quelques minutes, j'ai tout de suite su que nous n'avions pas écouté de la même façon, que nous n'avions pas accroché sur les mêmes choses. Elle avait trouvé le Mozart « génial » (il m'avait fait grincer des dents par moments), le Bach avait su l'interpeller à certains niveaux (j'étais parfois perdue tant je cherchais une ligne), elle a évoqué un « meilleur » Liszt, interprété quatre ans auparavant (j'avais malheureusement raté cette interprétation mythique dont tout le monde parlait alors et qui avait valu à Fray un contrat d'enregistrement avec l'étiquette Atma). Alors, qu'aura retenu le critique officiel de tout cela? Après un long laïus sur le concept du concert (qui se serait parfaitement inséré dans un prépapier), des références à la poésie de Novalis, il a élaboré sur la juxtaposition « géniale », sans transition, du Mozart et Schubert/Liszt (l'ordre du programme a été modifié le soir même mais les deux œuvres se jetaient effectivement très bien l'une dans l'autre) et sur une sonate de Liszt devenue « implacable ». Pour le lecteur qui n'avait pas assisté au concert, je me demande bien ce qu'il en aura retenu.

Le plus important dans tout cela reste l'impact qu'aura fini par avoir sur moi (et sur plusieurs autres, sans doute) la personnalité du pianiste. Serai-je dans la salle lors de son prochain passage à Montréal? Fort probablement.

En complément, vous pouvez lire ici l'entrevue que j'ai réalisé avec David Fray au sujet de ce concert.

Vous pouvez l'entendre ici dans Bach.

10 commentaires:

[ Ben ] a dit…

Merci pour cet article : cela me donnera peut-être envie d'aller le voir lors de son passage à Lyon en janvier !

[ Ben ] a dit…

(Je donnais le lien suivant qui ne semble pas fonctionner, en tous cas pas chez moi : http://www.pianoalyon.com/contenu/programme.htm )

Lucie a dit…

Merci pour le lien, Ben! Vous avez une sacrée saison de pianistes à Lyon... je suis jalouse!

C'est exactement le même programme que j'ai entendu cette semaine. (Fray procède comme Brendel, en « roulant » avec un même programme pendant six ou neuf mois, ce qui lui permet de l'intégrer parfaitement.) Si tu veux entendre une superbe Sonate de Liszt, n'hésite pas. Il y a eu aussi de très belles choses dans les Impromptus (notamment dans celui en sol bémol, presque magique).

[ Ben ] a dit…

Super, c'est noté.
J'irais sans doute avec une place dernière minute (un certain nombre de places sont mises en vente 45 minutes avant le concert à tarif réduit !), à moins de me sentir l'âme d'un riche d'ici là et de réserver une place ^^

Anonyme a dit…

J'aime énormément t'entendre parler musique... je le dis à chaque fois... mais bon, c'est pas grave, je vais continuer à me répéter! Je ne connais pas Der Doppelganger (ma culture musicale fait un peu dur, je sais)... je vais l'écouter de ce pas! J'aime être déstabilisée en musique!

Anonyme a dit…

J'aime énormément t'entendre parler musique... je le dis à chaque fois... mais bon, c'est pas grave, je vais continuer à me répéter! Je ne connais pas Der Doppelganger (ma culture musicale fait un peu dur, je sais)... je vais l'écouter de ce pas! J'aime être déstabilisée en musique!

Anonyme a dit…

Oups, désolée pour le doublon... ma souris a dû glisser!

Claudio Pinto a dit…

Il est vrai que la critique de Huss n'en disait pas long (j'ai toutefois noté dans mes cahiers la citation de Novalis). Pour ce qui est du concert, j'ai écrit un critique sur ma page, texte que toi et tes lecteurs pourrez lire. Pour ce qui est du Mozart, en effet, c'était sans saveur. Et grâce à toi, chère Lucie, je viens de trouver mon pseudonyme si j'ai à écrire des critiques dans les journaux ou autres publications. Mon surnom sera 'Extrêmement passionné' ! :))

Venise a dit…

Peut-être que je dis n'importe quoi mais j'ai l'impression que la subjectivité est encore plus grande en musique qu'en littérature. Qu'il y a plus de niveaux de "lecture" par les oreilles, les émotions, la technique** sont tellement sollicitées. Et on sait bien qui soulève les émotions c'est si personnel.
** D'ailleurs, à la pièce que tu as tant aimée (Sonate de Liszt), tu dis : "je me suis un instant demandée si on avait bien affaire au même piano" ... au lieu de pianiste ?!

Lucie a dit…

Karine: je peux prendre les compliments en double sans problème! :-) Tu me reparleras du lied de Schubert. Sur Youtube, il y a quelques versions assez envoûtantes (chantées).

Claudio: synchronicités... j'adore! Je te l'offre sans hésiter, ce pseudo! ;-)

Venise: je pense que tu as probablement raison. La subjectivité est sans doute plus grande en musique parce que les émotions passent directement, sans le filtre des mots (comme en littérature) ou de l'image (en peinture). Quand les mots sont incapables de décrire les sentiments, la musique y réussit si souvent. Mais en même temps, les spécialistes devraient posséder suffisamment de vocabulaire pour pouvoir transmettre leur ressenti.

Pour le piano à la place de pianiste, ce n'est pas un lapsus. Je me suis même arrêtée après avoir écrit le mot "piano" à savoir si j'avais aussi eu l'impression d'avoir affaire à un autre pianiste. Ce n'était pas exactement ça. Fray a su tirer tellement de nouvelles couleurs de l'instrument que, vraiment, un instant, j'ai douté (surtout que je trouvais l'instrument vaguement métallique en première partie). Mais il l'a fait sien, entièrement et, pour ça, chapeau (surtout dans une oeuvre aussi difficile techniquement)! Indice révélateur de ma satisfaction: j'avais le goût de me plonger dans ma propre partition de la Sonate de Liszt en rentrant!