Dans une foule, sauriez-vous reconnaître le musicien ? Visage émacié et teint pâle, corps longiligne sinon décharné (c’est bien connu, un musicien ne mange jamais à sa faim), regard teinté d’une perpétuelle nostalgie ou sinon constamment illuminé par la possibilité d’une rencontre amoureuse, doigts élancés sortant d’une chemise surannée, vêtements uniformément noirs pour accentuer l’aura de mystère… Vous ne vous êtes pas reconnus ? Les archétypes ont souvent la vie dure. Je ne vous dirai pas le nombre de fois où j’ai échangé avec des non-musiciens avant que l’on me regarde, avec une certaine perplexité, et m’annonce : « Tu es certaine que tu es pianiste ? Tu as l’air tellement… normale ! » Eh non ! malgré une sensibilité peut-être plus marquée que la moyenne (pourquoi choisir d’être artiste si ce n’est pour tenter de communiquer l’indicible), une propension à parler de musique à la moindre occasion qui m’est offerte (j’ai beaucoup de difficulté à me contenir, il faut me pardonner), une façon bien particulière d’analyser les stimuli sonores, vous ne sauriez certes pas me distinguer en tant que musicienne dans un line-up judiciaire. Et pourtant…
J’ai parfois l’impression de faire partie d’un club très sélect qui n’attend qu’un signe (cals aux doigts des violoncellistes, cicatrices au cou des violonistes, foulard autour du cou des chanteurs) ou mieux, une phrase musicale, pour échanger un regard de connivence doublé d’un soupir de soulagement. Enfin, quelqu’un qui comprendra… les heures d’abnégation balayées par la joie de partager l’intimité d’un compositeur, les déchirements face à un choix de vie souvent non conformiste annihilés par les encouragements d’un autre combattant ou d’un proche qui croit en nous, les années de commentaires insidieux (« Quand te trouveras-tu enfin un vrai travail ? ») effacées par la reconnaissance de ne serait-ce que d’un seul auditeur touché. Il y a plusieurs années que j’ai perdu (tempéré, plutôt) mes illusions face aux salles de concert bondées d’un public qui m’aurait adulée. J’ai compris que, là aussi, la solitude pouvait être écrasante, le vide après le reflux d’émotions difficile à gérer, la dichotomie entre l’art et la vie un gouffre impossible à combler.
C’est pourquoi j’ai choisi la résistance douce, au quotidien. Convaincre un auditeur potentiel à la fois que la musique de concert est un art qui a encore sa place en ce XXIe siècle technologique. Aider un élève à rejoindre les rangs de cette grande confrérie des musiciens. Confier à un ami un pan de mon intimité d’interprète. Espérer qu'un inconnu, après avoir échangé quelques paroles avec moi, osera écouter avec curiosité une œuvre qui l’intimidait. Si nos routes se croisent, nous nous reconnaîtrons, j’en suis certaine. Après tout, nous parlons la même langue.
2 commentaires:
Je ne sais pas reconnaitre un musicien. Je n'ai jamais gouté à la musique. mais ton texte est beau...
Val:Quoi que tu en penses, tu as goûté à la musique, ne serait-ce qu'à travers les chansons de JJ Goldman ou tout autre air qui t'a touchée. Et il y a fort à parier que tu as apprécié de la musique classique dans un film, sans t'en rendre compte!
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