Bien sûr, toutes les œuvres d'art, qu'elles soient picturales, musicales ou littéraires, peuvent être datées. L'auteur aura laissé une note dans le manuscrit, dans son journal intime, dans une lettre à un ami. Cela relève de l'évidence la plus pure. Sinon, on peut toujours faire confiance aux experts pour dater une toile, un manuscrit, grâce à l'aide des technologies actuelles.
Mais, il faut bien admettre que certaines œuvres, quand elles traversent le temps, semblent terriblement datées. Un exemple facile: la musique de Salieri. Super-vedette à son époque (en partie grâce à certaines magouilles de sa garde rapprochée, mais peu importe), on ne peut que réaliser que ce qui avait pu sembler « frais » alors semble aujourd'hui terriblement convenu. On reconnaît une époque, à travers certains choix d'instrumentation, des progressions harmoniques, certaines arabesques vocales, mais on a souvent l'impression d'être face à un « sous-produit », la personnalité du compositeur ne transparaissant pas de façon évidente. Écoutez une symphonie de Beethoven pendant 5 secondes ou même une de ses oeuvres pour piano moins connues et, à défaut de pouvoir identifier avec précision l'extrait, vous saurez dire qui l'a signé. Après une écoute d'un air de Salieri (même chanté par cette chère Cecilia Bartoli), aucune envie de peser sur le bouton « rejouer ». Après des dizaines d'écoutes du Sacre du printemps de Stravinski (dont plusieurs en concert), l'écoute pour moi en demeure renouvelée.
En littérature, on peut établir le même genre de parallèle, bien évidemment. Si le temps a fini par faire son tri et que le bestseller de 1813 n'est vraisemblablement plus sur les tablettes des bibliothèques (les férus pourront toujours fouiller dans Project Gutenberg, qui reprend parfois des choses étonnantes), même ce que nous apprécions aujourd'hui comme une oeuvre majeure peut sembler par certains côtés désuète. Il faudrait ici préciser peut-être: pas dans son entièreté, seulement par certains aspects. J'ai ainsi lu tout récemment les Nourritures terrestres d'André Gide, dont je gardais le souvenir ému de sa Symphonie pastorale, lue à l'adolescence. Je suis sortie de ma lecture partagée. Le style littéraire est parfois éblouissant et la puissance de ses évocations picturales remarquable (certains paysages prennent pratiquement vie devant nous, particulièrement si on a les référents pour en susciter le souvenir) mais le côté mystico-religieux semble plutôt suranné. On comprend, on accepte ce qu'il a voulu transmettre mais on l'exprimerait maintenant autrement. Au contraire, des auteurs comme Shakespeare ou Molière n'ont pas pris une seule ride. La peinture de personnages est criante de vérité, aujourd'hui comme hier. Oui, peut-être pourra-t-on s'accrocher un peu dans les expressions d'alors (lire Shakespeare dans le texte exige tout de même une concentration accrue du lecteur, surtout en langue seconde) mais on s'y reconnait encore (et c'est bien pour cette raison que les compagnies continuent de le présenter chaque année).
Que restera-t-il des gros canons d'aujourd'hui? Là aussi, le temps fera le tri. On me pose souvent la question, à savoir quel compositeur contemporain est vraiment pertinent. Même avec un vocabulaire adéquat (dont disposent bien peu de mélomanes), le jugement est presque impossible à poser. Une chose est certaine: il (ou elle) sera celui (ou celle) dont on saisira l'essence en quelques notes, qui restera « contemporain », qui touchera encore profondément, qui deviendra un classique. Le compositeur Edgar Varèse l'a résumé admirablement en ces termes: « … tous les grands créateurs en sciences ou en art ont été romantiques : le génie est romantique. C’est l’œuvre qui est classique, lorsqu’elle a subi l’épreuve du temps. »
1 commentaire:
Je ne connaissais pas cette citation de Varèse. Elle est superbe.
Je n'ai pas lu les Nourritures terrestres, mais je te crois sur parole lorsque tu écris que le style de Gide a prit quelques rides, car cela me rappelle quelques souvenirs épars de ma lecture de ses "Notes sur Chopin".
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