mardi 29 juillet 2014

Communauté

Il y a ceux qui aiment les grandes villes et ceux qui préfèrent la campagne. Les rats des villes et les rats des champs. Je suis indéniablement une fleur de béton, mais j'accepterais sans peine de passer quelques mois loin de l'agitation, des spectacles, chaque été, surtout face à la mer. Certains qui habitent dans des villages aiment cette proximité avec le voisin, que l'on croise à la poste, à l'épicerie, au casse-croûte. L'impression de collaborer à une histoire collective, faite de riens qui s'accumulent, pourtant qui finissent par faire sens.

Comment faire pour retrouver ce sentiment de communauté quand on habite une métropole? Dans certains quartiers, des résidents aménageront des ruelles vertes, y organiseront périodiquement des soirées, les enfants circuleront de chez l'un à l'autre sans apparentes frontières. Un rêve difficile à réaliser pour plusieurs. On peut aussi se bâtir une communauté autour d'une cause par exemple. Elle peut aussi se définir de façon plus insidieuse, à travers une série de gestes partagés ou pratiqués côte à côte. Est-il nécessaire de connaître la vie de la dame qui fait du yoga à côté de vous chaque jeudi, de cet homme qui, chaque mardi, aligne les longueurs de piscine? Non. Avez-vous néanmoins pris conscience de son existence, y jetez-vous un regard sinon intéressé, du moins pas désabusé? Peut-être bien.

Je me suis remis à l'exercice à l'automne, par choix, par nécessité, par volonté de retrouver celle d'avant, qui pouvait courir après un ballon de soccer pendant 90 minutes, pour réaliser aussi que je ne suis plus qu'un cerveau et ce, même si je jongle avec des concepts parfois flous au quotidien, que je parle une langue que certains qualifieraient de morte (la musique classique), que j'aime être confrontée par les expériences artistiques. Je me suis inscrite à un gym de quartier, tout petit, tenu par et pensé pour des femmes. Zéro testostérone, une certaine attention aux détails, un sourire franc quand on passait la porte. 

Quelques mois après, il a fait faillite. Pendant un mois, j'ai tourné en rond, avec toute cette énergie qui ne pouvait être dissipée dans le geste - ou pas assez. L'offre dans le quartier n'était pas exceptionnelle, mais il y avait ce grand centre communautaire, juif. Une ancienne copine de gym s'y était inscrit, m'avait vanté l'éventail de cours, l'horaire modulable. Je me suis dit que, oui, peut-être... La première semaine, j'étais perdue. Trop grand, trop de monde, je ne savais pas comment m'inscrire dans la masse. Mais il y avait les profs, certains exceptionnels. Pas nécessairement parce qu'ils réussissent à vous sculpter un corps en trois coups de couteau (ou de fouet). Plutôt parce qu'ils aiment sans contredit leur boulot.

J'ai été chanceuse. Le premier cours de zumba que j'ai suivi là-bas était donné par Carole: un sourire aussi lumineux que le soleil, une peau de miel, une voix qui vous encourage après chaque chanson (« Mais oui! Bravo, bravo! ») et une musicalité certaine. Facile pour moi de comprendre où s'en va le geste quand il semble couler de source, que la séquence de mouvements n'a pas besoin d'être analysée, qu'elle peut simplement être ressentie, que les pieds se calent naturellement aux temps forts. Il n'y a qu'elle pour passer dans un même cours d'Elvis à du hip-hop un brin salance, du disco bonbon à la salsa, pour réussir à me faire danser sur du country en rigolant.

Au début, je me suis concentrée sur la matière transmise, puis me suis mise à prendre conscience des gens qui m'entouraient, pas toujours les mêmes certes, mais quand même: des personnalités qui s'épanouissent tant qu'on choisit de les observer. Au début, j'étais un peu déstabilisée de voir certaines juives orthodoxes arriver en cours couvertes des pieds à la tête ou presque. J'ai rapidement occulté les superpositions de textures pour me concentrer sur un sourire absolument éblouissant, sur la voix d'une dame d'un certain âge qui chante à tue-tête Let's Get Loud de Jennifer Lopez. J'ai espéré que cette joie qu'elles me transmettaient faisait partie de leur quotidien, que le cours ne servait pas que d'exutoire. Il y aussi cet homme qui semble conçu à partir de ressorts, toujours prêt à bondir. Cet autre qui hurle sa joie après chaque chanson dansée. (Il me manque...Est-il en vacances? Malade?) Il y a cette dame d'au moins 80 ans aux tenues coordonnées que n'aurait pas renié Jane Fonda, qui bouge à son rythme, mais qui bouge sans jamais s'arrêter. J'espère disposer d'une telle énergie quand j'aurai son âge. Ce jeune homme de 18 ou 20 qui accompagne son amie en cours, même si peu d'hommes osent danser la zumba au milieu de trente femmes. 

Il y a quelques semaines, moi aussi, j'ai commencé à sourire de façon gratuite à certaines, entre deux chansons, pendant que je prends une gorgée d'eau. La semaine dernière, une est tombée à la renverse, à deux rangées de moi. A-t-elle eu un malaise? A-t-elle été encombrée par une autre? J'avais bien remarqué combien elle semblait prendre son entraînement au sérieux, ayant même investi récemment dans l'achat de quelques tenues plus adaptées. Elle est partie du cours et toute la semaine, je me suis inquiétée. Hier matin, elle était à mes côtés et je me suis dit que, cette fois, si quelqu'un lui mettait des bâtons dans les roues, elle aurait affaire à moi. Quand, comme dernière chanson avant l'étirement, Carole nous a proposé la sirtaki de Zorba le grec et que, pleines de sueur, toutes n'ont pourtant pas hésité à se mettre en ligne, à répéter les pas, toujours plus rapidement, je me suis dit qu'au fond, si on ne choisit pas sa famille, on peut peut-être bien s'inventer une communauté.


Anthony Quinn - Zorba The Greek (Short Dance... par STARDUST72

Aucun commentaire: