Dans une vie, certains moments respirent la fébrilité; d’autres la fragilité, la puissance, la terreur, l’exaltation. Dans une vie d’artiste, ces émotions se vivent en un étrange synchronisme quand, quelques secondes avant de poser les mains sur un clavier, sur la touche d’un instrument, sur ses clés, nous basculons dans le vide. Si le travail préparatoire a été correctement effectué dans les mois qui précèdent, nous plongeons les yeux grands ouverts. Si les heures investies l’ont été de façon nonchalante, nous pinçons le nez, fermons la bouche et marmonnons une courte prière.
En tant que professeur, on devient bien plus que simple témoin de ce grand saut. À chaque nouvel élève qui escalade plus ou moins élégamment et allègrement les marches qui le rapprochent du moment de confrontation, le cœur s’arrête ou bat la chamade. On voudrait demander grâce : « Mais voyons, impossible! Vous ne pouvez pas me demander de sauter encore, là, tout de suite! Cela fait à peine 15 secondes que j’ai de nouveau les pieds au sol! » Mais, encore et toujours, un peu nerveusement parfois, on se plaque un sourire d’encouragement sur les lèvres, on canalise toute son énergie, on respire profondément et on remet ça, 2 fois, 10 fois, 20 fois. Parfois, on ressent la douce griserie de planer en toute liberté, soulevé par des phrases musicales complétées, par un souffle inspiré, par une poésie du moment. Mais, avec l’expérience, on apprend à ne pas se laisser bercer, se laisser berner: à altitude aussi élevée, les changements de pression atmosphérique sont souvent violents et la chute, vertigineuse lors d’une seconde d’inattention fatidique. Pourtant, par idéalisme, par utopie, par pure folie, nous recommençons. Sans hésiter, nous remontons avec l’élève suivant ou avec le même élève, forcément métamorphosé, l’année suivante, à la recherche d’un autre sommet, d’un nouveau paysage à découvrir.
2 commentaires:
Je me rappelle avoir vu, entendu en direct, un grand pianiste "chuter", un moment déconcentré ou victime d'un caprice de sa mémoire... Schubert s'est mis à tourner en roue libre, autour d'une gamme qui n'arrivait pas à aboutir.
Seulement, je ne sais par quelle magie, la chute est apparue tellement humaine, qu'aucun malaise n'a été perceptible dans la salle. La musique irradiait du pianiste, qui même dans ce moment, restait incroyablement lumineux.
Combien d'interprétations sans chute (mais avec bien peu de musique) peuvent être crispantes, alors que d'autres...
Je me souviens d'avoir entendu Horowitz (la seule fois que je l'ai entendu « live » en fait) se perdre dans des pièces de Schumann en récital à Philadelphie. La critique avait été acerbe le lendemain, presque sauvage. Pourtant, dans ces circonvolutions, ces « hésitations », il y avait une telle poésie que j'en ai été irrémédiablement touchée, bien plus que par certaines de ses interprétations pyrotechniques.
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