samedi 2 mai 2009

De l'émotion


J'étais au théâtre hier soir, lieu que j'aime peut-être encore plus que la salle de concert, parce que la fragilité de l'instant y est souvent plus perceptible. J'accepte plus volontiers d'y déposer les armes, ne demandant qu'à être transportée ailleurs, par les mots d'un auteur, le souffle d'un acteur. J'avais été séduite par Le projet Andersen de Robert Lepage et avais donc très hâte de découvrir son Dragon bleu. Des informateurs avaient déjà vu le work in progress à Québec, à Ottawa, en avaient dit grand bien. Une amie l'avait vu la semaine précédente et avait des réserves.

La production éblouit certes mais n'émeut pas ou sinon, à petites touches. À chaque mutation de la scénographie, on est soufflé par la technologie certes mais surtout par la façon minimaliste dont les atmosphères, les lieux sont tracés, à coups précis de pinceau de calligraphie. Les yeux scintillent, s'agrandissent mais je n'ai pas vibré, été transformée par cette histoire bien particulière de quête d'identité, qu'on peut lire à plusieurs niveaux, tant personnelle (les trois personnages peinent à accepter ce qu'ils sont) qu'en tant que peuple (juxtapositions entre la tradition chinoise, ses danses expressives et l'accablant kitsch de la « modernité », allusions à la situation québécoise). À tout moment, on voudrait se laisser happer mais, toujours, quelque chose nous retient: une narration échevelée par moments et télégraphiée à d'autres (les trois branches du fleuve, les trois personnages, les trois fins possibles), un jeu d'acteurs oscillant entre une impression de froideur ou d'indifférence (comme si le texte s'improvisait devant nos yeux) et le désespoir (scène d'une grande puissance de Tai Wei Foo, mais déjà vue) mais toujours cette impossibilité à vibrer à l'unisson, tout simplement. Certains moments restent pourtant d'une rare poésie: les explications de Lamontagne face à la calligraphie chinoise, la danse qui accompagne le générique d'ouverture, la neige qui tombe sur Shangaï, mais je suis sortie de la salle avec l'impression d'avoir feuilleté un magnifique album d'images mais sans en avoir réellement saisi le propos.

Une fois rentrée chez moi (et après avoir lu les notes de programme pendant le trajet de retour), j'ai ressenti un besoin viscéral de plonger dans l'émotion et ai donc terminé la lecture du dernier opus d'Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne. J'avais découvert l'auteur par son Roman russe il y a deux ans et avais alors noté: « On est séduit par la peinture de l'âme russe, tiraillé par les tourments de la relation amoureuse destructrice du narrateur et renversé par la qualité de l'écriture. Autobiographie, autofiction, roman, au fond, cela n'a pas d'importance: on y croit, on s'attache aux névroses, presque malgré soi. » Dans D'autres vies que la mienne, l'auteur, réputé - non sans raison - pour son narcissisme aussi bien que par son refus d'accepter qu'il n'est plus un adolescent attardé, nous la joue dans un registre entièrement différent. Il s'oublie, parfois se révèle, derrière deux histoires tragiques, deux destins qu'il a décidé d'extraire de l'ombre, deux morts qui transforment aussi bien l'auteur que le lecteur. En première partie d'ouvrage, il relate la mort de la petite Juliette, emportée par la terrible puissance du tsunami. En seconde, il élabore sur celle d'une autre Juliette, soeur de sa compagne Hélène, fauchée au début de la trentaine par un cancer. À petites touches, qui émeuvent mais ne tombent miraculeusement jamais dans le pathos, il retisse l'écheveau d'une vie, en interrogeant Patrice son mari, Étienne le collègue fidèle de tribunal, ses parents, ses amis, ses filles. Avec rigueur, avec ferveur, il s'efface derrière une histoire comme tant d'autres, il lui insuffle vie en magnifiant certains des infimes détails qui, au bout de la course, sont peut-être les seuls qui comptent. On déplorera peut-être à peine quelques longueurs quand il tient à nous expliquer en détail la nature du travail au tribunal de Juliette et Étienne, passages qui provoquent une cassure de ton, mais en refermant le livre, on a l'impression furtive d'avoir assisté à une renaissance, tant au niveau du propos que de son traitement que du regard posé sur autrui. Nous sommes, après tout, la somme de nos liens.

On peut lire les premières pages du livre ici...

2 commentaires:

Venise a dit…

Théâtre, littérature. Bouchée double.
Dragon bleu, un spectacle plus que du théâtre, dirait-on. De loin et à travers tes yeux aussi. Il arrive que ce soit un choix, un show esthétique plus qu'émotif.

Le livre, lui, je n'en entends que du bien. Il faut que je le lise, paraît-il.

Lucie a dit…

Le livre est vraiment remarquable à plusieurs points de vue.

Pour Lepage, je continue à penser qu'il est un génie créateur et que, à travers tous ces instants non « accomplis », il y avait tout de même matière à réflexion, à un autre projet, etc.