mardi 1 février 2011

Contrepoint

Parfois, il y a de ces livres qui relèvent de l'évidence, que, dès la première lecture, on saura qu'on relira, autrement, avec un autre regard, d'autres outils de compréhension. Anna Enquist signe avec Contrepoint l'un de ceux-ci - et peut-être bien son livre le plus ambitieux et le plus achevé à ce jour, la somme d'une vie comme aurait pu l'apprécier Bach. Respectant la structure contrapuntique des Variations Goldberg, elle raconte le devoir de mémoire d'une mère, évidemment pianiste mais aussi psychiatre (comme l'auteure elle-même), qui a perdu sa fille. Brisée par le deuil, elle tente de retrouver des bribes de raison en déliant ses doigts et, à travers les redoutables jeux de textures et de registres proposés par Bach, fait surgir des souvenirs plus ou moins récents de cette enfant tant aimée.

« Le but de la musique est d'imiter la nature, estimait-il. Non, pas les montagnes, les ruisseaux et les arbres, mais la nature humaine. La vie émotionnelle. Les états d'âme » (p. 83)

Bien sûr, cette lecture se veut exigeante puisqu'elle s'établit à plusieurs niveaux: celui du lien entre mère et fille, celui des embûches semées sous les doigts de l'interprète par Bach et celui des quelques pans de vie, pas toujours heureuse, du compositeur. Si l'on ne connait pas les Variations Goldberg (que ce soit à l'aide de la partition ou du disque), on pourra peut-être perdre pied. (On peut néanmoins je pense choisir de la découvrir et de l'apprécier, une variation à la fois, écoutée avant chaque chapitre, qui reprend d'ailleurs en en-tête les premières mesures de chaque variation, un atout pour les musiciens.)

Difficile peut-être pour le non-initié de percevoir toutes les subtilités des textures évoquées, de comprendre comment les passages de doubles-croches peuvent servir d'amorce à un moment plus chargé de l'histoire ou comment les rares passages en mineur des variations ne peuvent qu'affecter le choix du propos, comment Bach a peut-être lui aussi cherché à exorciser un deuil dans cette œuvre devenue mythique sous les doigts de Glenn Gould. Pour les pianistes, la pertinence remarquable des réflexions musicales, parfois assez techniques (les doigts qui s'emmêlent, les déplacements des voix pour obtenir un meilleur contrôle, l'équilibre à atteindre entre les mains, etc.) donnent plutôt le goût de travailler la partition. (J'admets avoir lu quelques-unes des variations à l'instrument pour mieux comprendre le propos de certains chapitres.)

Et si on n'est pas musicien, peut-on quand même apprécier ce roman? Je le pense. Il restera alors le souvenir d'une histoire touchante, troublante parfois. Peu importe alors si le tour de force formel s'en trouve occulté.

14 commentaires:

Margotte a dit…

Tu as répondu à ma question à la fin... Je regarde ce livre chez mon libraire depuis déjà plus d'un mois mais j'hésite à lire à cause du caractère "spécialisé". Bonne journée à toi.

Lucie a dit…

Tu possèdes une sensibilité musicale suffisante, je crois, pour l'apprécier. Et puis, déjà, en écoutant l'œuvre sur disque, je pense que ce serait assez. J'ai une amie non pianiste qui a procédé comme cela et elle a beaucoup apprécié.

montrealistement a dit…

hasard, je viens d'emprunter 2 de ses livres à la bibliothèque. Mais Contrepoint me semble être celui que je devrai lire toute affaires cessantes!
no.

Lucie a dit…

Le secret est vraiment super aussi. (Je ne suis pas certaine de quel titre tu as pris.) C'est le premier de quelques livres de l'auteure que j'ai lus (et je les ai tous aimés).

caro_carito a dit…

C'est vrai que c'est plus simple en écoutant les variations et puis j'ia la chance de pouvoir consulter aussi un dictionnaire musical in vivo avec mon prof pour approfondir toutes mes questions, j'ai hâte qu'il le lise aussi pour en parler ensemble.

Une autre amie, pianiste amateur, l'a lu et a aussi été emportée. Je sais que je le relirai très prochainement et sans doute aussi le jour où je reprendrai le piano, dans quelques années.

Etrangement en écoutant une après-midi consacrée à Brahms, il semblerait que lui aussi a joué les variations le jour où Robert Schumann est mort (de mémoire).

Lucie a dit…

Je ne connais pas cette histoire des Goldberg jouées par Brahms, mais, pourquoi pas? Tout est au cœur de ces 30 variations.

Hélène a dit…

Lucie, tu sais bien vendre un livre. Je l'ajoute à ma liste. Il doit bien me rester encore assez de connaissances musicales pour l'apprécier à sa juste mesure (sans jeu de mot).

Lucie a dit…

Hélène, je SAIS que tu as tout ce qu'il faut pour adorer ce livre. ;-)

Karine:) a dit…

Oh, je pense que ça peut me plaire, ça. De toute façon, quand ça parle de musique, je ne sais absolument pas résister. Tu penses que je vais être trop mêlée ou ça peut aller?

Lucie a dit…

Tu pourras certainement comprendre les références pianistiques. Si tu ne connais pas l'œuvre, tu n'as qu'à l'écouter si nécessaire mais, honnêtement, même sans cela, je pense que tu apprécieras. Je te passerais bien mon exemplaire, mais je sais que tu ne les retournes pas ;-) et, celui-là, je veux le garder pour le relire. L'année prochaine, dans cinq ans, peu importe...

Anne a dit…

J'ai déjà lu il y a longtemps Le secret, j'avais bien aimé (même si je ne m'en souviens plus du tout...) Alors là, je vasi encore craquer complètement ! Les variations Goldberg par Glenn Gould, c'est bon comme arrière-fond pour lire ce livre ? Et lire un roman où Bach est présent... chouette !! Connais-tu L'Oratorio de Noël de Göran Tunström ? La musique n'y est pas le personnage principal mais cet oratorio est le point de départ et d'arrivée du roman (un livre que je recommande chaudement et que je relirai dans le cadre de ce challenge...)

Lucie a dit…

Oui, c'est parfait Gould (ou sinon Simone Dinnerstein, qui fait de très belles Variations Goldberg).

Je ne connais pas L'Oratorio de Noël. Je note!!!

Wictoriane a dit…

de cette auteur j'ai (pas encore lu) "le retour", je vais le mettre en haut de ma pal !

Lucie a dit…

Je n'ai pas lu Le retour, mais j'ai beaucoup aimé tous les autres titres de l'auteure.