J'ai lu tout Baricco et si je peux en quelques phrases retrouver le fil de plusieurs de ses romans, City avait semble-t-il disparu de ma mémoire au fil des ans. Je me rappelais tout au plus d'une histoire touffue, à plusieurs niveaux, de dédales. Un souvenir d'ambiance plutôt que de contenu dirons-nous. Quelques jours avant d'aller voir l'adaptation de Magalie Morin et de la metteure en scène Christel Marchand, j'ai donc sorti mon exemplaire de ma bibliothèque. Je l'ai feuilleté, me disant que, non, finalement, je préférais retrouver la voix si particulière de Baricco à travers le montage que les deux complices en tireraient, curieuse de savoir comment elles pourraient traiter les histoires parallèles, mais surtout les langues différentes qui les soutiennent.
Dans le roman, on peine au début à passer d'une histoire à l'autre - même si, d'emblée on s'attache au duo improbable formé de Gould, le génie-enfant, et de Shatzy, qui deviendra sa gouvernante. Une scénographie intelligente, qui délimite diverses aires de jeu, permet de faciliter d'emblée la compréhension. Pourtant, il ne faut jamais oublier que, même lorsqu'ils sont dans un même lieu, les personnages restent d'une certaine façon blindés les uns aux autres, comme si chacun était un quartier - ou même une ville - à part entière.
Difficile ici d'adhérer d'emblée à la proposition de Paul Ahmarani en Gould, peut-être trop adulte physiquement pour être entièrement convaincant. Oui, il adopte des tics autistes. Oui, il occulte toute sentimentalité de son vocabulaire. Christel Marchand explique en entrevue que, même si la nature exacte de la condition de Gould n'est jamais entièrement clarifiée dans le livre, elle a choisi de doter le personnage du syndrome d'Asperger. Ces individus sont souvent férocement intelligents, mais peinent à assimiler les codes sociaux (une simple poignée de main doit être intégrée dans le lexique comportemental par exemple), mais ne sont en général pas des êtres entièrement refermés sur eux-mêmes. Narcissiques parfois, comme Glenn Gould (le nom du personnage ne relève certainement pas du hasard, Baricco ayant d'abord œuvré comme musicologue), mais pas nécessairement inatteignables ou refermés sur leur corporalité.
Heureusement, en contrepoint, il faut noter la présence lumineuse, absolument ensorcelante, de Geneviève Beaudet en Shatzy. On sent d'emblée à travers son jeu l'empathie qu'elle peut entretenir pour son prochain, la réelle tendresse (mâtinée à un moment d'une certaine ambiguïté) qu'elle éprouve pour ce futur Nobel prisonnier d'un corps d'adolescent. Si l'imaginaire de Gould, qui se promène avec Diesel et Poomerang (Gabriel Doré et Paul-Patrick Hébert, efficaces), alter égos qui peuvent aussi se lire comme des projections de tous les marginaux qui hantent nos cités, est certes difficile à cerner par moments, celui de Shatzy et de son western (par moments plus proche du conte philosophique que du western-spaghetti) dispose certes d'un pouvoir plus attractif. Avec un plaisir presque coupable (malgré le statisme des scènes), on a envie de retrouver Closingtown, de voir le temps s'arrêter.
Il faut cependant admettre que la proposition perd parfois le spectateur dans ses méandres et qu'il aurait peut-être fallu éliminer certaines ellipses ou transmettre certaines informations autrement (grâce à l'écran peut-être, au potentiel non maximisé). Pourtant, quand on ouvre de nouveau le livre, on retrouve l'essence du propos, l'habileté des dialogues, la délicatesse de certains passages narratifs, la musicalité inhérente de la langue de Baricco, son amour des personnages improbables (son dernier-né, Mr Gwyn, fait assurément partie de ceux-là). Tout est là et pourtant pas tout à fait. On a l'impression que quelque chose nous échappe. City ferait-il partie de ces ouvrages que l'on pourrait considérer inadaptables? En même temps, on saisit parfaitement pourquoi on a souhaité relever le pari. On a hâte de voir quel univers improbable abordera la jeune compagnie le Théâtre des obnubilés de Nicole (le TON) la prochaine fois.
Jusqu'au 27 septembre sur la scène principale du Prospero.
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