Virtuosité : un mot à double tranchant, devenu presque
galvaudé au fil des ans. Des premiers concerts de Liszt aux olympiades
pianistiques où tout un chacun tente de jouer une œuvre pyrotechnique plus vite
que son compétiteur, le concept a malheureusement été déformé. On souhaitera
peut-être se rappeler ici que le terme vient de l'italien virtuoso, du latin virtuosus,
dérivé de virtus qui veut dire « compétence,
virilité, excellence ». Nulle part, il n’est fait mention de vitesse, de
puissance ou de nombre de notes à la seconde.
Osant presque prendre l’expression à contrepied, le pianiste
québécois Jean-Philippe Sylvestre a choisi d’intituler son premier disque, lancé
jeudi le 25 septembre lors d’un concert gratuit ouvert à tous (19 h au
Conservatoire de musique de Montréal), Virtuosités.
Avec un s, car il en existe bien sûr
plus d’une. Celui que Yannick Nézet-Séguin a salué comme un « poète du
piano » cherchait un thème qui sortirait des sentiers battus. « J’ai
toujours aimé la virtuosité et j’ai eu envie de tout mettre sur un même
disque », explique-t-il en entrevue, ses mains semblant incapables de
rester immobiles plus de quelques secondes. On a ainsi aussi bien droit aux
redoutables notes répétées du « Scarbo » extrait de Gaspard de la nuit de Ravel qu’à la
vélocité des sonates de Scarlatti ou au contrôle de tout le bras requis pour
interpréter des Études de Chopin. Pourtant, Sylvestre ne cherche en aucun cas l’esbroufe,
à devenir superhéros de la technique pianistique. « Il y a moyen
d’exprimer quelque chose de complexe ici, d’inclure l’art dans la virtuosité. »
Pas de tempi pris le pied au plancher – on trouvera même
peut-être le « Precipitato » de la Septième Sonate de Prokofiev très assis –, très peu de feux
d’artifice. Ici, il est d’abord question d’imagination, d’aller sous la
surface, d’extraire la poésie inhérente aux partitions, en dépit de leur
habillage parfois clinquant. Il a voulu également offrir un parcours sonore qui
peut se comprendre comme un tout, avec des cassures de ton, d’époques. L’album
s’ouvre sur le calme menaçant de « Scarbo », explose avec le cheval
de bataille des pianistes du milieu du 20e siècle Islamey, intensité aussitôt freinée par
la subtilité de sonates de Scarlatti (qu’affectionnait Horowitz pour se « réchauffer »).
Un large segment Chopin, constitué de la Grande
polonaise brillante et d’études, met ensuite la table pour le classicisme
des Variations sur un thème de Paganini
de Brahms, le mouvement de la Septième
de Prokofiev et une attendue Rhapsodie
hongroise de Liszt.
Au départ, l’interprète natif de Sainte-Julie, qui s’est
perfectionné auprès de Marc Durand, John Perry et Louis Lortie notamment, a
cherché à se faire plaisir. « J’aime beaucoup ces pièces-là », dit-il.
Quand on s’inquiète de le voir aligner autant de difficultés techniques dans un
même programme, il souligne la nécessité de faire corps avec l’instrument, d’abolir
toute tension inutile, évoque une communion énergétique. Pour lui, la connexion
avec l’oreille est essentielle. Pour y parvenir, il maximise le transfert de
poids, n’utilise jamais la force du doigt de façon brute, vise une détente qui
va jusque dans le dos, s’ancre dans le plancher. « L’intention est
essentielle. Il faut donner de l’émotion à la note, établir une connexion
musicale complète. » Il rappelle comment les Études de Chopin sont d’abord
et avant tout des œuvres musicales incroyables.
Quand on lui demande d’évoquer certains pianistes qui
l’inspirent, il propose une liste non dépourvue d’intérêt, dans laquelle
Horowitz, Sokolov et Argerich cohabitent naturellement avec Lupu, Cziffra,
Rubinstein, Arrau et Gerhard Oppitz (pianiste avec lequel il a étudié au
Conservatoire de Munich).
Outre ce récital-lancement, qui devrait convaincre les
sceptiques que Sylvestre peut jouer de façon tout aussi précise en concert que
sur disque, on pourra l’entendre dans le Troisième
Concerto de Rachmaninov (autre monstre de virtuosité) avec l’Orchestre
symphonique de Longueuil le 9 octobre et en récital à la Chapelle historique du
Bon-Pasteur le 6 novembre dans un programme hybride, entre poésie et pyrotechnie.
Les amateurs de jazz suivront également son parcours avec intérêt. « Être
capable d’improviser m’ouvre des portes immenses en classique, m’offrant une
liberté dans l’interprétation. » Pourquoi s’embarrasser de frontières inutiles
entre les genres?
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