Avons-nous perdu toute habilité à dialoguer? Oui, assurément, du moins si on en croit Ennemi public, plus récente proposition d'Olivier Choinière, Le trait est-il volontairement grossi? Peut-être un peu. Il faut néanmoins admettre que quiconque a vécu un souper de famille lors du printemps érable (celui qui vient risque d'être de la même eau) a indéniablement été témoin de cette polarisation des propos, de cette intransigeance face aux questions politiques ou sociales. On arborait carré rouge ou vert et aucun terrain d'entente ou zone intermédiaire n'était envisageable. Les échanges sur les réseaux sociaux, aujourd'hui en 2015, sont-ils plus nuancés? Bien sûr que non.
Ce qui se révèle particulièrement intéressant dans la pièce de Choinière est la façon dont il a choisi de traiter cette incommunicabilité, les voix se superposant littéralement, en une fascinante polyphonie, chaque discussion parallèle demeurant à la fois cohérente et perdant une partie de son sens considérée dans l'ensemble.
Une mère (Murielle Dutil, superbe comme toujours) et ses trois enfants (Brigitte Lafleur, Steve Laplante et Frédéric Blanchette) discutent après le repas. On abordera tous les sujets chauds de l'heure, de la tragédie du Lac Mégantic à l'affaire Magnota, de la libération de Guy Turcotte à l'intégration des immigrants ou à la théorie du complot. Chacun a son point de vue duquel il ne dérogera pas, cherche à parler plus fort que l'autre. Le spectateur doit faire un choix conscient, décider quelle voix lui semble plus pertinente, celle qu'il accompagnera - jusqu'au bout ou non -, comme il l'aurait fait dans un tel repas. Les comédiens se transforment ici en chanteurs, chaque partition étant travaillée à la fois de façon horizontale et verticale, certains légers silences permettant à l'édifice sonore de ne pas s'écrouler. L'oreille est désengorgée par des interventions auprès des deux adolescents, qui se chamaillent dans la pièce à côté pour la télécommande, souhaitant être ailleurs.
La scène sera reprise, dans l'intégralité, mais présentée autrement, grâce à un astucieux plateau tournant de Jean Bard, qui sectionne l'espace scénique en salle à manger, salon et balcon extérieur (où nous serons plus tard d'une troublante scène d'assassinat d'écureuil). Les adultes relancent à l'identique la discussion (on pourra alors choisir d'écouter une autre ligne mélodique), tandis que le garçon tente d'effrayer sa cousine, en lui racontant des extraits des films Jackass ou en lui faisant croire qu'un rat dort sous le coussin du canapé.
Aux deux-tiers de la pièce, le point de non-retour semble atteint et la scission possible au sein de la fratrie. Pourtant, on retrouve tout le monde un an plus tard, la nouvelle copine de Daniel (Amélie Grenier, truculente), une Québécoise d'ascendance polonaise particulièrement intransigeante faisant indéniablement basculer le délicat équilibre et renvoyant chaque spectateur à la notion même d'identité (nationale et personnelle), particulièrement lors de la dernière scène, aussi douloureusement nostalgique que le « Notturno » tiré des Mikrokosmos de Bartók que l'on entend.
Certains y verront une lecture cynique de notre monde. D'autres entendront l'appel à l'éveil.
Jusqu'au 21 mars au Théâtre d'Aujourd'hui.
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