mardi 7 octobre 2014

Délire à deux: intemporel

Photo: Isabel Rancier
Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus. Le cliché est tenace sans doute, mais recèle tout de même une part de vérité. Pièce en un acte d'Ionesco créée en 1962 au Studio des Champs-Élysées et faisant partie du triptyque Chemises de nuit (François Billetdoux et Jean Vauthier signaient les deux autres segments), Délire à deux peut se lire à plusieurs niveaux. Un homme et une femme se disputent avec vigueur: la tortue et le limaçon sont-ils un seul et même animal? Sujet qui favorise certes une conversation de l'absurde, dans lequel Ionesco plonge avec son habituelle maîtrise. 

Mais au loin nous proviennent le grondement d'une guerre, d'abord de façon ténue, puis de plus envahissante. On doit bloquer la fenêtre, barricader la porte, chercher une issue de secours, des vivres dans les décombres. Le couple s'unit alors contre un même ennemi, une même peur diffuse, reconstruit au fur et à mesure son histoire, qu'ils ont laissé dépérir par paresse peut-être, s'envenimer. Quand la guerre cédera la place aux festivités, les disputes entre eux reprendront, banales, affligeantes en apparence, mais nous permettront de réfléchir aux liens entre langage (mots entendus ou sons que l'on tente de décrypter) et réalité. Ici la violence n'est pas seulement verbale, elle se veut aussi une façon d'aller au-delà de l'histoire personnelle pour atteindre quelque chose de plus diffus, de presque sournois: notre incapacité à vivre ensemble aussi bien qu'à vivre seuls.
Photo: Isabel Rancier
Le bar-spectacle L'Esco se prête bien à la lecture que propose la metteure en scène Isabel Rancier de la pièce. Si un espace scénique a été dégagé près de la grande fenêtre, les deux comédiens s'approprient avec naturel le lieu, sans qu'une interaction réelle avec le public ne soit exigée. Arnaud Bodequin se commandera avec un naturel désarmant une bière au bar, on délogera deux jeunes femmes de leur table quelques instants pour que Catherine Huard et lui puissent déguster une tranche de saucisson, on tirera du plafond des poupées qui serviront d'écho à certaines phrases, une table deviendra armoire, un tabouret de bar un matelas. Des moments chorégraphiés (lui la portant sur son dos, les deux tentant de retrouver une certaine intimité à travers le geste), souvent fort beaux, assurent également des transitions réussies entre les scènes, la trame sonore de Steve Lalonde intégrant bien les bruits du dehors aux déchirements de l'intérieur. 
La complicité entre les deux acteurs se révèle palpable dès les premiers instants, ce qui permet d'établir une connexion immédiate avec le public, témoin plus ou moins volontaire (comme cet homme qui, en quittant la terrasse pour se soulager, est devenu personnage secondaire légèrement récalcitrant de cette histoire, prolongeant l'insolite du texte). Une chose est certaine: on sort du bar avec l'envie de relire et revoir Ionesco. Un hommage réussi donc pour souligner le 20e anniversaire de la disparition du dramaturge.



3 commentaires:

Topinambulle a dit…

Ravie d'avoir partagé cette soirée avec toi ! Cette pièce m'a fait voir Ionesco sous un nouvel angle, alors je partage ton envie de le relire et le revoir :)

Venise a dit…

Délire à deux, j'aime beaucoup votre délire à deux Topinambulle et toi.

Je ne sais pas où vous avez pris l'idée de commenter à plusieurs la même oeuvre ...

Votre délire à deux m'a convaincu que c'est une expérience osée et réussie et que Ionesco serait content.

Lucie a dit…

Topi: Toujours un plaisir de voir du théâtre avec toi! :)

Venise: tu aurais aimé, c'est certain!