Radu Lupu offrait un rare récital montréalais hier soir, au profit de la Société Pro Musica, dans un programme en apparence légèrement hétéroclite qui mariait Schubert (la Sonate en ré majeur, D. 850), compositeur auquel Lupu a beaucoup été associé et le premier livre des Préludes de Debussy. Avec son flegme habituel, Lupu s'est avancé sur scène en jetant à peine un coup d'oeil à la salle avant de se poser sur sa chaise droite improbable. Sans préparation apparente, il a plongé dans la Sonate de Schubert. Là où on attendait la fougue du premier thème, il nous a proposé une interprétation relativement retirée, vraiment un peu trop modérée pour être un Allegro vivace, qui empêchait l'auditeur d'établir un contact direct avec interprète et compositeur. J'aurais aimé un peu plus de détail dans l'articulation, un peu plus de puissance dans les accords, un peu plus de présence. Le deuxième mouvement aurait eu avantage à respirer un peu plus, les phrases étant enfilées les unes à la suite des autres sans qu'on y entende la respiration caractéristique du chant schubertien. Au troisième mouvement, on a enfin senti le pianiste, l'homme sous la dentelle musicale. Les phrases sont finement ciselées, les passages dansants rappellent les landler, les rythmes bondissent dans leur articulation. Les pages prennent vie, presque par magie. Le quatrième mouvement sera de la même eau, la luminosité du refrain du rondo un contraste éclatant aux passages tout en délicatesse, joués avec une maîtrise exceptionnelle.
Après l'entracte, le premier livre des Préludes sera sous les doigts de Lupu tantôt magique et tantôt simplement suggestif. Des Danseuses de Delphes, le pianiste prend possession du clavier, comme s'il devenait simple prolongement de ses doigts. L'image est saisissante: on sent couler la musique littéralement de ses doigts. Les sonorités sont feutrées mais d'une présence subtile, l'intensité dans le registre p à ppp est à couper au couteau, la rythmique semble presque improvisée. Les images nous sautent aux yeux, presque instantanément. Les préludes à peindre en subtilité seront transmis avec un brio rare: Voiles, Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir, La fille aux cheveux de lin et surtout Des pas sur la neige, absolument ensorcelant tant le jeu de Lupu est ethéré, presque désincarné, sublimé, une page qui m'a hantée pendant une partie de la nuit.
Les Préludes qui exigent un peu plus de digitalité ont été un peu moins bien servis par l'interprète. La cathédrale engloutie manquait de profondeur dans les contours et ne scintillait pas suffisamment (Pollini en avait offert une version passablement plus convaincante en rappel lors de son dernier passage montréalais). Les collines d'Anacapri manquaient du petit côté ludique et sautillant qui les caractérisent. Je conçois Ce qu'a vu le vent d'Ouest comme une page fougueuse, à la violence contenue, presque dangereuse, plutôt que l'aquarelle anglaise qu'a choisi de transmettre Lupu. L'humour décalé n'était pas assez présent dans La Sérénade interrompue, la rythmique des Minstrels un peu trop dissipée. Pourtant, les moments d'intensité pure ont été suffisamment nombreux lors de la soirée pour qu'on se convainque sans peine que Radu Lupu est un grand pianiste et sans aucun doute le maître des demi-teintes et des filigranes subtiles. En rappel, il nous a offert un magique D'un cahier d'esquisses, parfaitement calibré, d'une rare poésie.
2 commentaires:
Ce compte-rendu répond non seulement à toutes mes questions concernant le concert de Lupu hier soir (j'avais hâte de lire la critique de Huss dans le Devoir, mais ce que je viens de lire ici comble davantage mes attentes de mélomane, à savoir que c'est une musicienne, plus une debussyste qui l'a écrit). Vraisemblablement, le rappel t'était tout spécialement adressé, n'est-ce pas Ondine ?
Quel bonheur de lire de tels commentaires sur un concert! On a presque l'impression d'y être! Les concert sont l'une des choses qui me manquent le plus en région.
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