jeudi 29 septembre 2011

Petite armoire à coutellerie

Roman, récit, autofiction, recueil de poèmes en prose, florilège de pensées éparses? Impossible de saisir les contours de cet objet littéraire et pourtant, on le fait nôtre en quelques courtes pages à peine. Dans ce texte d'une densité remarquable, Sabica Senez traduit la peine d'amour, la transcende pour en extraire l'essentiel, polit chaque instant de douleur, le contemple, réussit à sublimer ces instants qu'il lui a dérobés en la quittant (pour une autre, un ailleurs, l'au-delà, on ne le saura jamais entièrement).
« Notre histoire est un chapelet que je récite en avalant une à une les perles de verre. Un Mon amour qui s’égrène dans ma gorge jusqu’à m’asphyxier. »
Elle écrit, elle crie, le déni, l'amour qui l'a fuie, la chute, les rechutes, et cette incompréhension dont on l'entoure.
« Personne n’a compris. Ou pire, n’a voulu comprendre : j’ai dû me séparer de nos gestes et de nos mots, mon amour, comme on laisserait sa peau et ses os au vestiaire, contraint par un doorman de 6 pi 4 po, 325 lb, et une pétasse grimée de dix-neuf ans derrière son comptoir.
Pour assister à la suite du spectacle de ma propre vie, on m’obligeait à t’abandonner dans cette sinistre et sombre pièce. »
On sort soufflé de cette lecture, balayé par la vague, conscient que cette histoire nous bouscule parce qu'elle est universelle, avec une envie de se réapproprier sur le champ quelques phrases, quelques pages.

« Un jour, je classerai par ordre de grandeur
Un jour, je classerai par ordre
de candeur
Un jour, je classerai par ordre de douleur tous les mots prononcés depuis ma naissance. »

mardi 27 septembre 2011

Mensonges

Certains disent que dans « traduire », il y a « trahir », qu'un traducteur ne peut offrir qu'un autre regard, son regard, sur les mots d'un autre, qu'il s'y frotte pour la première ou la vingtième fois. Quand je traduis, je me vois plutôt comme une interprète, qui transmet l'essence du propos de l'auteur, mais forcément dans cette nouvelle couche de texte, il y aura un peu de moi également.

Valérie Zenatti, dont j'avais beaucoup apprécié Les âmes sœurs il y a quelques semaines, traduit depuis quelques années les œuvres du romancier et poète israélien Aharon Appelfeld, récipiendaire notamment du prix Médicis en 2004, considéré comme le plus grand écrivain de langue hébraïque contemporain. Fait intéressant, né à Czernowitz (alors en Roumanie, maintenant en Ukraine) mais ayant fui le pays lors de la montée du nazisme, il a choisi d'écrire dans sa « langue maternelle adoptive » plutôt qu'en allemand. Il aurait vraisemblablement pu faire siens ces mots de Zenatti: 
« Mais, par un inévitable mouvement de balancier, l’hébreu, dont je me suis imprégnée pendant huit ans, m’est devenu nécessaire. Il a creusé en moi un espace sensible accessible uniquement avec ses mots, son rythme, sa musique, et dont l’étude me comble. »

La traductrice, l'auteure, qui au fond est demeurée cette petite fille en équilibre entre la France et Israël (où elle a passé son adolescence) voue un énorme respect à l'artiste, mais connaît aussi l'homme pour avoir échangé avec lui. Elle saisit surtout les subtilités de son univers littéraire, ses personnages, son style, car elle s'en est imprégnée à plusieurs reprises. Avec une impudeur doublée d'une extrême tendresse, elle décide donc de transformer l'homme qu'elle admire en personnage d'un roman poétique, qui propose des pistes de lecture (enfance de l'une et l'autre, appropriation de la langue étrangère, sensation de n'être jamais ancré dans un lieu) pour mieux les brouiller.

On suit auteure et multiples doubles pas à pas, en retrait afin de pas trahir le moment à notre tour, troublé par ce récit qui n'a plus rien de l'autofiction, mais devient plutôt un conte philosophique qui nous plonge dans le matériau même de toute entreprise littéraire, le mensonge.

« Ce sont des lettres très anciennes qui contiennent tout. La joie et le mystère, les questions et les réponses, qui contiennent elles-mêmes d’autres questions et d’autres réponses. Je ne sais pas ce qui est écrit ici, mais les lettres m’ont relié à cette chanson que chantait mon grand-père, chaque année au printemps. »

dimanche 25 septembre 2011

Broken Hearts & Madmen

Il y a certains albums qu'on voudrait garder pour soi tant ils nous enveloppent. Pourtant, ce serait fort injuste d'en priver tous les autres, surtout quand ils sont aussi séduisants que Broken Hearts & Madmen, dernier projet du Gryphon Trio qui, une fois encore, repousse les frontières d'un genre qu'on considère à tort poussiéreux. L'album, sorti cette semaine, se veut le prolongement d’un spectacle qui proposait des tangos, des chansons populaires et des chants folkloriques mexicains, spectacle hors normes qui a permis au Gryphon de renouer des liens avec ses partenaires de Constantinople, projet multimédia encensé, Patricia O’Callaghan et Roberto Occhipinti.

J'admets avoir commencé par écouter la dernière pièce de l'album, I Want You, chanson d'Elvis Costello que j'aime particulièrement. J'avais un peu peur d'être déçue (quand on aime trop, parfois...), mais les arrangements de Roberto Occhipinti m'ont tout de suite convaincue et j'ai succombé en deux phrases au moelleux de la voix de Patricia O'Callaghan. J'ai ensuite repris l'album au début. J'ai découvert avec plaisir River Man de Nick Drake, ai repassé deux fois Volver (traité d'une façon tout à fait inusitée ici) et me suis laissée porter par la tendresse de Cucurrucucu Paloma, une chanson que je trouve pourtant habituellement assez insipide. Comme quoi, des arrangements réussis peuvent faire toute la différence... Sinon, quelle excellente idée que d'inclure Pieces and Parts de Laurie Andersen, Yo soy Maria de Piazzolla (compositeur que le Gryphon a fréquenté avec succès auparavant), The Gypsy's Wife de Leonard Cohen et La confession de la regrettée Lhasa de Sela. (Soupir de contentement...)

Vous n'êtes pas obligés de me croire sur parole; écoutez plutôt tout l'album en streaming (et téléchargez-le tout de suite après) ici...

vendredi 23 septembre 2011

À toi

Je suis rarement l'une de celles qui se précipite en librairie quand un livre sort, sauf peut-être s'il est signé Paul Auster (et même là, j'attends presque toujours la traduction). Pourtant, intriguée par les prépapiers, je n'ai attendu que quelques jours avant de me procurer À toi, correspondance entre Kim Thuy (dont le premier livre, Ru, a causé une véritable onde de choc) et Pascal Janovjak, dont j'ignorais tout, né en Suisse d'une mère française et d'un père slovaque, qui signait en 2009 un premier roman, L'invisible.

Le thème de la correspondance ne pouvait que m'interpeller. En effet, depuis l'école primaire, je demeure une épistolière convaincue (le facteur était mon héros, sans contredit) et ai abreuvé pendant des années les amis de missives sur papiers tous plus exotiques les uns que les autres et qui, aujourd'hui, m'entretiens par courriel avec quelques proches sur une base régulière sinon quotidienne et ce, même si je leur parle au téléphone ou les rencontre régulièrement. Je suis incapable de tenir un journal plus de trois jours de suite, peut-être parce je préfère de beaucoup l'échange et que, des mots de l'un surgissent ceux de l'autre, que le partage de pièces musicales, de citations tirées de livres aimés, de petits instants d'une vie dont on aime être témoin m'est infiniment précieux.

Dans À toi, deux écrivains s'apprivoisent. Ils se sont rencontrés à Monaco, ont senti tout de suite qu'une complicité pouvait se développer entre eux, et ont décidé de se connaître à travers ce qu'ils maîtrisent le mieux: les mots. Il y sera question de souvenirs d'enfance, de déracinement, d'amours perdues, de celles qu'on protège, de maternité assumée et de paternité à venir, de patries perdues, de terres d'accueil, d'écriture, du temps qui passe.

« Toi, je sais où est ta place : elle est avec les rondeurs des o des a, entre les roucoulements des r ou sur la pente des accents aigus et graves, parce que ta voix se révèle dans les murmures des espaces blancs et sous les accents circonflexes les jours de pluie. » (Kim, p. 65)

On plonge en quelques instants dans ces pages, happé par la vie qui bat, tout simplement, revenant sur quelques tournures de phrase habiles, laissant la douceur d'une émotion se prolonger encore un instant juste parce que, conscient que les deux complices n'ont pas tant partagé de façon impudique une correspondance  qu'ils ont érigé une œuvre littéraire à part entière, qui se savoure par fragments, comme ces souvenirs que l'on accumule en secret, qui nous soutiennent dans les moments où tout chavire.  
« Ce que j'aime dans notre correspondance, c'est cet étrange silence des messages, qui ressemble au faux silence des déserts. En ce moment précis, un magnétophone posé dans la chambre ne capterait rien d'autre que mes doigts sur les touches, un léger cliquetis, quand dans nos têtes résonnent les voix d'une conversation ininterrompue, les nuances et les modulations de nos gorges et le claquement des langues contre les palais, les exclamations et les rires, et les interrogations muettes. » (Pascal, p. 100)

J'ai découvert avec plaisir une nouvelle voix, celle de Pascal Janovjak (8 des 12 passages que j'ai recopiés dans mon fichier de citations sont de lui), plaisir que je prolongerai par la lecture de son roman. Vive les rencontres...

La photo est de Robert Skinner, Cyberpresse.

mercredi 21 septembre 2011

Aimer faire

Une question me fait grincer des dents plus peut-être que tout autre: « Que fais-tu dans la vie? » Cette manie d'associer aux gens des étiquettes m'horripile et surtout me laisse toujours profondément démunie, avec la conviction qu'il n'y a ici aucune bonne réponse. Si je commence à énumérer le titre de mes multiples emplois, j'ai l'air de vouloir étourdir l'auditeur, surtout que je brandis une série de professions que les gens ne connaissent pas vraiment: professeur de piano peut encore passer (quoi que...) mais quand j'en arrive à rédactrice et journaliste spécialisée en musique classique « mais qui couvre également le théâtre et la littérature », généralement, je perds le client. Je n'ose pas ajouter traductrice et réviseure, même si ce sont des activités que je pratique sur une base quasi quotidienne. J'ai généralement droit tout au plus à un « Ah... eh bien... », avant que mon interlocuteur ne cherche désespérément une autre victime à punaiser.

Un ami m'a envoyé un SMS hier, m'expliquant qu'il avait enfin trouvé une façon de contourner cette fâcheuse propension à l'étiquetage. « Plutôt que de demander ce que les gens font dans la vie, on pourrait leur demander ce qu'ils aiment faire. » Quand même... Il nous faudrait un groupe-témoin, histoire de tester le concept. J'imagine fort bien les mâchoires décrochées de la plupart des interpellés. Il faudrait sans doute insister. « Vraiment, ça m'intéresse. Dites-moi tout. » Tentant, non?

Si je réponds moi-même honnêtement à la question, je suis obligée d'admettre que mes divers emplois sont le reflet de l'une ou l'autre de mes passions et que je dois donc me considérer choyée. Alors, pêle-mêle ou presque...
  • J'aime lire, apprendre, transmettre. Déjà, à huit ans, j'aidais le professeur avec une élève en difficulté et à dix ans, malgré ma timidité (qui s'est soignée), je pouvais parler pendant une heure des écureuils ou de l'imprimerie. Maintenant, je suis celle qui parle de musique classique dans des endroits assez saugrenus, du bureau du dentiste (qui m'a demandé il y a quelques semaines, vaguement intimidé, si j'avais été un prodige, avant que je n'éclate d'un rire impossible à contrôler) à une cérémonie de graduation.
  • J'aime écouter, la musique, les autres, les oiseaux, la vie qui bat.
  • J'aime jouer du piano, que ce soit pour moi ou avec ou pour d'autres, devenir ce canal de communication directe entre un compositeur et un auditeur, à première vue nullement liés.
  • J'aime les voyages et les rencontres qu'ils sous-entendent, n'avoir qu'une seule certitude quand on part: qu'on reviendra autre.
  • J'aime être émue par ce que je vois, j'entends, savoir sans réaliser encore comment que ce tableau qui m'aura chavirée, ces phrases d'un auteur, cette modulation, sera transmise autrement, dans deux mois, trois ans, dans un article, une note de programme, une nouvelle.

Là aussi, aurais-je perdu mon interlocuteur? Fort probablement, mais celui qui n'aurait pas pris ses jambes à son cou aurait vraisemblablement eu beaucoup à m'apprendre. Alors demander et répondre autrement la prochaine fois que les circonstances s'y prêteront ou non? Intéressant dilemme à considérer.

lundi 19 septembre 2011

Quand le livre alimente la pièce


Anna sous les tropiques, pièce de l'auteur cubain Nilo Cruz, prix Pulitzer 2003, a pris l'affiche jeudi dernier au Théâtre du Rideau vert (en première en version française). Le propos en est assez séduisant. On retrouve une famille élargie dont les membres, tous les jours, se côtoient dans une fabrique de cigares. Plutôt que d'être abrutis par la répétition des gestes, ils écoutent un lecteur, homme distingué et bien mis (Benoît Gouin, suave) qui partage avec eux Anna Karénine de Tolstoï. Les étendues enneigées font rêver Marela, la plus jeune fille d'Ophélia et Santiago (Geneviève Schmidt, qui joue à merveille le rôle de l'ingénue, entre petite fille et femme en devenir), le triangle amoureux parle doublement à Conchita qui s'engage dans une relation passionnelle avec le lecteur, Santiago trouve inspiration dans un personnage secondaire et tente de retrouver le souffle de sa jeunesse. Une fois le livre refermé à la fin de la journée de travail, il continue adroitement de faire son œuvre, tant auprès des personnages que du spectateur.

Si je n'ai pas été éblouie par une mise en scène somme toute assez sage (mais qui avait le mérite d'être claire) de Jean Leclerc, j'ai été séduite par un texte souvent fort travaillé (peut-être trop, considérant que ces mots sortent de la bouche d'employés d'usine, mais peu importe, au théâtre, on veut parfois être édifié) et la façon dont le chef-d’œuvre de Tolstoï devient personnage du récit, moteur d'action. En sortant du théâtre, je me suis aussi dit qu'il était impératif que je lise ce roman. Comme quoi, les grands canons de la littérature peuvent se glisser dans des endroits où on ne les attendait pas nécessairement.

samedi 17 septembre 2011

Un secret

« Aussi longtemps que possible, j’avais retardé le moment de savoir : je m’écorchais aux barbelés d’un enclos de silence. »

Il y a de ces livres qui vous hantent, quelques jours, quelques semaines après que vous ne les ayez refermés. Vous avez l'impression que les personnages continuent de vivre dans un univers parallèle, pourtant si proche du vôtre. Cela m'est arrivé, continuer de m'arriver avec Un secret de Grimbert.

Le livre a fait le voyage Amsterdam-Montréal avec une amie, qui l'a lu ici, avant de me le prêter. J'aurais pu le déposer sur ma PAL (que j'ai passablement de difficulté à mater et qui déborde des deux - minuscules, mais quand même - étages de bibliothèque qui lui sont assignées) et l'ouvrir dans deux semaines, trois mois. Non, impossible, le livre m'appelait. Inutile de lui résister, j'avais besoin de le lire sur le champ.

Après quelques pages, j'étais déjà envoutée. Les propos, délicatement ciselés, de Philippe Grimbert qui relate ici un pan de l'histoire familiale, me touchaient, l'histoire pourtant si personnelle devenant universelle. L'impression de prendre part à une plongée à la fois tendre et douloureuse dans les méandres de la Deuxième Guerre mondiale, d'entendre la voix de ces absents qui continuent de hanter la vie des survivants, des décennies après.

Hier, une amie me racontait son voyage en Pologne, sur les pas de ces trop nombreux disparus. Profondément troublée par sa visite d'un camp, elle en tremblait encore, deux mois après. « Je ne pourrai pas t'en parler longtemps, je t'avertis... » J'ai eu un instant l'impression que le livre me parlait, une fois encore...

jeudi 15 septembre 2011

Recrue du mois: un bilan

Mi-septembre… période un peu en suspens, entre l’horaire semi-improvisé estival, propice aux chemins de traverse, et celui passablement plus étourdissant de la saison froide. En même temps, quel moment idéal pour vivre de nouvelles aventures! Catherine Voyer-Léger a choisi de relever de nouveaux défis professionnels qui grugeront ses déjà rares heures libres et me cède donc la rédaction en chef de La Recrue du mois; je l’en remercie. Aucune crainte de mon côté : je ne monte pas dans un train en marche, puisque je voyage à bord de celui-ci depuis ses débuts, il y a maintenant quatre ans de cela. (Incroyable quand même comme le temps passe…) Quatre ans de découvertes, de nouvelles plumes, de styles vibrants, de voix bien distinctes. Aucune hésitation, le milieu littéraire québécois se porte bien; mieux, il foisonne.

Avant de vous faire découvrir les titres qui combleront vos soirées fraîches et, souhaitons-le, alimenteront vos conversations, nous vous proposons un numéro-bilan. Dans celui-ci, nos collaborateurs vous feront part de leurs coups de cœur, tant côté roman, recueil de nouvelles que poésie. Ici, les goûts ne se discutent pas, mais se partagent, en toute complicité.

mercredi 14 septembre 2011

Et alors?

Soir de fête hier pour les gourmands, avec deux pages concertantes pour violon interprétées par Joshua Bell en première partie et la monumentale Turangalîla de Messiaen en seconde. Je ne propose pas ici une critique objective, d'une part parce que l'OSM est l'un de mes clients (j'écris notamment des notes de programme pour l'orchestre et suis très impliquée dans ses Matinées jeunesse), mais surtout parce que tous dans la salle (ou presque) semblaient en période d'apprivoisement de la salle. Les têtes se déplaçaient de gauche à droite, histoire de bien apprécier les moindres détails architecturaux, particulièrement dans la symphonie (qui a semblé en déconcerter plusieurs qui ont décidé de quitter après 5 ou 6 des 10 mouvements) et certains n'ont pas encore saisi que, si oui, avant, il était peut-être possible de chuchoter et d'échanger sur les Ondes Martenot avec son voisin, eh bien là, dis donc, c'est que tout le monde vous entend!(Pour la petite histoire, je serais bien partie avec, ces Ondes Martenot, histoire de les apprivoiser un peu moi-même!)

Cette soirée en aura été une d'opposés. En première partie, Joshua Bell a prouvé qu'il n'était pas que beau gosse (entendons-nous ici, il vieillit plutôt bien et semble charmant en vrai, comme quelques curieux ont pu le constater alors qu'à l'entracte, il est tout bonnement venu prendre un verre à l'un des bars de la salle), mais sait faire parler son instrument (même s'il n'a pas offert une interprétation parfaite, loin de là). Sa « Méditation » extrait de Souvenir d'un lieu cher de Tchaïkovski ruisselait de poésie et de délicatesse. Cela faisait longtemps que je n'avais entendu quelqu'un porter autant de soin aux fins de phrases, sculpter chaque note, respirer selon le phrasé, prendre le temps de laisser la musique toucher l'âme de l'auditeur. Autre moment suspendu: sa cadence du Concerto de Glazounov, absolument magique, accueillie par un silence religieux exemplaire.

En seconde partie, autre époque, autre univers, l'orchestre augmenté à plus de 100 musiciens nous offrent la Turangalïla Messiaen, entre mots d'amour murmurés et exubérance la plus totale, des pianissimos aux derniers méga fortissimos de la fin des cinquième et dernier mouvements, qui donnaient une impression de jouissance presque physique à l'auditeur. (Une dame à deux rangées de moi avait plutôt l'impression que c'était trop, puisqu'elle s'est couvert les oreilles à la toute fin, mais bon...) Écouter une symphonie de cette ampleur « le son dans le tapis », c'est quand même autre chose. Oui, il y aura des ajustements à faire au niveau de la réverbération parfois excessive du son (l'acousticien était d'ailleurs au poste hier soir, encore une fois), les musiciens devront apprendre à calibrer leurs attaques autrement, mais aucun regret possible ici, une autre histoire s'amorce et c'est tant mieux.

La critique de M. Gingras de La Presse...

lundi 12 septembre 2011

Apprivoiser la nouvelle salle

Plusieurs personnes de mon entourage me posent la question depuis une semaine: « Alors, tu l'as vue, la nouvelle salle de l'OSM? » Je répondrai ici publiquement oui, car en effet, il faut la voir d'abord avant de pouvoir l'apprivoiser.

On a beaucoup parlé dans les dernières semaines de la question épineuse de l'acoustique et Tateo Nakajima a répondu à tant de journalistes (aussi bien de la presse écrite que télé) que j'avais l'impression de le connaître quand je me suis glissée dans la salle samedi matin, lors d'une répétition générale du premier programme Jeux d'enfants (donné hier après-midi) mais, comme il l'a lui-même avancé dans La Presse, l'expérience acoustique se fait également à partir du visuel. « L'expérience du concert doit être d'une telle qualité, d'une telle intimité qu'elle ajoute réellement une autre dimension pour le mélomane, dit-il. L'objectif est de créer une enceinte tellement séduisante qu'elle contribuera à faire vivre une expérience musicale et sociale que les gens voudront revivre. »

De fait, je suis ravie d'avoir pu découvrir la Maison symphonique en deux temps. J'ai ainsi d'abord pu apprécier l'architecture, la disposition des loges, la pâleur inspirante des murs de hêtre, tester quatre endroits différents du parterre. Demain, cela me permettra d'être dissociée des stimulations visuelles et de me concentrer sur l'acoustique de la salle.

Des impressions comme ça, sans filtre ou presque? La salle est particulièrement chaleureuse et m'a paru petite, même si l'on parle d'un vaisseau de 1900 places! Même dans la toute dernière rangée du parterre, j'avais l'impression de tenir l'orchestre dans ma main, affirmation qui relève de l'utopie pure dans la Salle Wilfrid-Pelletier. Si l'impression est la même dans les trois niveaux supérieurs, cela permettra sans aucun doute des moments de communion magique entre artistes et public.

Les œuvres travaillées samedi (Boite à joujoux de Debussy, Carnaval des animaux de Saint-Saëns, Pierre et le loup de Prokofiev) exigent élégance plutôt que puissance. N'empêche. Le solo de violoncelle du « Cygne » était à pleurer (j'attends avec impatience le mouvement de la prochaine interprétation du Deuxième Concerto de Brahms!) et la définition des attaques dans « Personnages à longues oreilles » avait la précision du scalpel. Ai-je hâte d'entendre la Turangalîla de Messiaen dans de telles conditions? Absolument!

(photo repiquée de Cyberpresse)

samedi 10 septembre 2011

Se souvenir

Bien sûr, le week-end débordera de cérémonies souvenir qui raviveront une blessure qui ne semble pas prête de se cicatriser. Je regarde rarement vers l'arrière, mais il faut bien admettre que tout le monde (ou presque) se rappelle l'endroit précis où il était, ce fatidique matin du 11 septembre 2001. J'étais dans la COOP Vincent-d'Indy, en train de ramasser quelques partitions pour les élèves, quand on m'a appris la nouvelle. Ensuite, je verrais, scotchée comme tant d'autres à un écran, le désespoir, la désolation, la résilience. Une dizaine de jours après, je commettrais un éditorial pour La Muse affiliée, dont je partage ici quelques passages avec vous.

« Quand le rêve s’écroule, qu’on plonge dans l’inconnu et l’horreur, vers quoi se tourner ? Inutile de chercher bien loin, la réponse était là, sous mes doigts. Après tout, ce n’était pas la première fois. Les crises existentielles de mon adolescence avaient été rythmées par des improvisations en mode mineur. Quand je voulais tout oublier, je jouais du Bach — impossible de ne pas se concentrer totalement quand on doit garder le contrôle sur une fugue à quatre voix ! La nuit du décès de mon père (j’avais 18 ans), je m’étais plongée dans une quasi intégrale des Nocturnes de Chopin qui m’avait drainée puis apaisée. [...]

Peu après l’annonce récente, je me suis d’abord tournée vers un enregistrement du Quatuor pour la fin des temps de Messiaen, composé en captivité lors de la Seconde Guerre mondiale. Rapidement, la musique a revendiqué ses droits, engourdissant le choc enregistré par l’esprit pour laisser place à l’émotion pure. Et puis, début d’année oblige, j’ai dû m’asseoir au piano pour que mes élèves, à leur tour, choisissent les œuvres qui les accompagneront cette année, les jours de joie comme les soirs de peine. Tout a, soudainement, repris son sens. Oui, comme le disait si bien Suzuki, peut-être la musique changera-t-elle le monde… ne l’oublions pas ! »

En prolongement, je vous offre en partage 3326, tiré du premier album Eulogy for Evolution du jeune compositeur islandais Olafur Arnalds, qui m'interpelle particulièrement ces jours-ci.

jeudi 8 septembre 2011

Cave of forgotten dreams

J'admets ne pas être particulièrement fascinée par cette avalanche de films en 3D qui semblent dévaler sur nos écrans récemment, mais quand une amie m'a proposé d'aller voir le dernier documentaire de l'inclassable Werner Herzog, je n'ai pas hésité longtemps. Cave of Forgotten Dreams demeure certes une rêverie imparfaite du grand réalisateur, mais comment ne pas être troublé par ces images peintes il y a près de 35,000 ans, d'une fluidité étonnante, qui transmettent admirablement le notion du mouvement chez l'animal représenté. Rien de primitif ici, plutôt un geste d'une profondeur touchante. Herzog nous les donne à voir, bien évidemment, mais s'entretient aussi avec anthropologues, archéologues et autres spécialistes qui tentent de percer les mystères de la grotte de Chauvet, découverte en décembre 1994.

D'entendre cet artiste de cirque devenu archéologue évoquer en toute simplicité ces rêves de lions en mouvement, pendant les cinq nuits ayant suivi ses premiers contacts avec les beautés de la grotte, relève de l'intimité pure du geste artistique. D'entendre ce spécialiste jouer quelques mélodies sur une flûte en os, reconstruite d'après des fragments trouvés sur les lieux, relève du registre émotif. En découvrant la perfection de certaines des sculptures de l'époque, on ne peut que questionner le lien que nos sociétés entretiennent avec l'art. Si des hommes que l'on considère aujourd'hui « primitifs », qui auraient pu en principe se concentrer sur leur seule survie (la démonstration de l'utilisation potentielle d'une arme de l'époque semblait ici délicieusement décalée, le spécialiste se révélant incapable de diriger avec adresse sa lance), aient choisi de peindre de tels sujets, de transmettre leur vécu en musique, de représenter leur conception d'une certaine spiritualité à travers des figurines de pierre, comment peut-on considérer aujourd'hui le rôle de l'art comme  superflu, comme le minuscule sommet d'une pyramide de besoins?

La narration d'Herzog demeure peut-être un peu trop linéaire et sage, son post-scriptum apocalyptique (alors que l'on contemple des crocodiles albinos, mutants d'une centrale nucléaire non loin de Chauvet) absolument inutile (à la rigueur, le réalisateur aurait pu en tirer un autre film). Pourtant, les yeux écarquillés face à ce témoignage venu d'un passé oublié, les oreilles agréablement enveloppées par la musique du Néerlandais Ernst Reijseger (sauf peut-être lors de la dernière séquence globale dans la cave, trop surlignée dans son effervescence vocale plutôt médiévale), je suis sortie de la production envoutée, des questions plein la tête, mais toujours et encore plus convaincue de la pertinence du geste artistique.

mardi 6 septembre 2011

Les imperfectionnistes

Les critiques avaient été toutes plus qu'élogieuses et, comme journaliste (même si essentiellement pigiste), je me sentais interpellée par le propos du livre, mais j'hésitais. Serais-je déçue? Le buzz était-il surfait? Les semaines ont passé, sans que je ne cède à la tentation de l'acheter et puis, à un moment, je me suis dit que je n'avais qu'à le réserver à la bibliothèque et que je pourrais être fixée à moindre coût. Alors? Je l'avoue, j'ai craqué.

Les Imperfectionnistes est un premier roman extraordinairement efficace, entre recueil de nouvelles, galerie de personnages, magazine haut de gamme, dans lequel on découvre le quotidien de la salle de rédaction d'un quotidien de langue anglaise, établi à Rome. En chapitres indépendants mais qui se répondent (les personnages évoqués dans l'un interagissant avec la « vedette » d'un autre), on s'attache à ces personnalités fortes, du correspondant étranger complètement névrosé, incapable de se poser plus de quelques heures, au responsable des nécrologies dont une entrevue fera irrévocablement basculer la vie à la rédactrice en chef qui recroise un amour de jeunesse devenu attaché politique, sans oublier le directrice des ressources humaines qui risque fort de détester Atlanta après ce voyage au siège social des entreprises Ott ou Herman, le pointilleux correcteur qui publie son mensuel de bourdes et épluche avec attention chaque édition du journal.

« Milton fit le tour de l'équipe, serra des mains, mémorisa les noms. Il les connaissait déjà tous, en un sens - les journalistes, cette étrange espèce, n'avaient pour lui aucun secret, et il savait d'avance quel accueil ils réserveraient à ses discours. Les journalistes étaient plus susceptibles que des vedettes de cabaret et plus têtus que des ouvriers d'usine. Il ne pouvait s'empêcher de sourire. » (p.260)

L'auteur, lui-même journaliste, a bourlingué de Vancouver à Toronto à Paris (il a travaillé à l'International Herald Tribune, qui n'a sans doute rien à envier à la salle de rédaction italienne du roman), avant de se fixer (peut-être temporairement) à Londres. Il a connu l'effervescence des salles de rédaction, possède tous les outils nécessaires pour dresser des portraits dangereusement efficaces de ceux qui les habitent, et démontre qu'il possède un souffle qui lui permet sans contredit d'écrire plus de trois colonnes à la fois. Ses personnages sont souvent incompétents, doivent se battre contre le destin, ce qui les rend curieusement irrésistibles. Comment ne pas s'attacher à cette vieille timbrée qui lit le journal en différé (elle épluche les « actualités » de 1994 alors que l'action se déroule en 2007), cette responsable de la section économie à la réussite professionnelle éclatante mais qui décide qu'elle est prête à tout admettre de son amoureux, ce rédacteur en chef adjoint qui ne réagit pas du tout comme prévu lorsqu'il apprend que sa femme le trompe. Ils sont humains, profondément faillibles... mais totalement irrésistibles!

Tom Rachman pourra-t-il aborder un autre univers dans un prochain roman avec autant de maestria? On l'espère...


samedi 3 septembre 2011

Dix oeuvres pour voix et piano

La Scena Musicale lancera sous peu un concours de composition, qui proposera d'ici un an de voter pour la meilleure nouvelle mélodie, ce que les Allemands appellent le lied et que les anglophones nomment poétiquement « art song ». Une question, mais de taille, a été transmise à des spécialistes du milieu, d'ici et d'ailleurs: « Quelles sont vos dix œuvres préférées pour voix et piano? » Difficile de répondre à une telle question puisque, forcément, la réponse variera d'un jour à l'autre. J'ai donc dû arrêter mon choix à un moment ou l'autre, et voici ce que cela a donné.

10-   Nana de Falla
9-    Je te veux de Satie
8-    Widmung de Schumann
7-    An die Musik de Schubert
6-    Der Leiermann (extrait du Winterreise de Schubert)
5-    C de Poulenc
4-    L’invitation au voyage de Duparc
3-    Morgen de Richard Strauss
2-    Les berceaux de Fauré
et
1-    Ich grolle nicht (extrait des Dichterliebe de Schumann)

J’aurais pu inscrire la quasi-intégralité des Dichterliebe de Schumann dans l’une ou l’autre des positions de ce classement non pas tant réfléchi que ressenti. Écrit sur des textes d’Heinrich Heine, l’année même de son mariage avec Clara, le recueil entier respire l’amour, la délicatesse, la tendresse et la fougue. Des premières notes lumineuses du piano dans Im wunderschönen Monat Mai aux dernières arabesques douloureusement égrenées de Die alten, bösen Lieder, je suis à tous les coups ailleurs, dans l’intimité pure de cette passion qui dévaste aussi bien qu’elle soutient.

En plein milieu du cycle, je reste incapable de résister à Ich grolle nicht, que je réécoute bien souvent deux ou trois fois de suite, surtout dans l’interprétation mythique de Fritz Wunderlich. Intensité, tendresse, fièvre, douleur, tout semble y être inscrit, au cœur même d’une ligne mélodique finement esquissée, soutenue par l’énergie rythmique du piano.

Un des  moments les plus forts de ma vie de pianiste a été vécu alors que j’ai déchiffré un peu plus de la moitié du recueil (dont Ich grolle nicht, bien sûr!) avec un ténor allemand, ami d’un ami. D’avoir pu rendre hommage d’une certaine façon au compositeur, en m’appropriant ces pages de façon organique, presque épidermique,  à quelques dizaines de kilomètres de l’endroit où il s’est éteint, restera magique.

jeudi 1 septembre 2011

Cité carbone

La route entre la rédaction d'un premier roman et sa publication est très souvent cahoteuse. Après combien de refus d'éditeurs reconnus doit-on baisser les bras? Devrait-on plutôt opter pour l'auto-édition? Jacinthe Laforte l'a fait avec Cité carbone, une utopie se déroulant dans un futur pas si éloigné, quand la fièvre du pétrole aura (enfin?) enfin cessé de mener le monde.

Un livre est-il moins cohérent parce qu'il a été auto-édité? Bien sûr que non! Je lis des premiers romans québécois, publiés par diverses maisons d'édition, depuis maintenant quatre ans dans le cadre de La Recrue du mois (et crois suffisamment au projet pour prendre la relève de Catherine Voyer-Léger en tant que rédactrice en chef dès le numéro de septembre) et peux affirmer sans hésitation que, si quelques rares m'ont éblouie sans restriction et que je n'ai pas hésité ensuite à les offrir en cadeau à des amis, la plupart des premiers romans sont imparfaits... et c'est peut-être en partie ce qui fait leur charme.  En même temps, il y a quelque chose de particulièrement touchant à lire un auteur pour la toute première fois, à tenter de discerner sa voix, ce qui deviendra sa voie.

Aurais-je spontanément choisi Cité carbone en librairie ou en bibliothèque? Peut-être pas et pourtant, il y a dans ce texte plusieurs questionnements qui me rejoignent, sur la surconsommation (quand cesserons-nous la surenchère?), sur l'individualisation de nos sociétés (quand avez-vous porté attention à votre voisin la dernière fois?), sur la non-acceptation des différences. On y retrouve quelques façons alternatives de (sur)vivre à notre époque, que certains jugeront à tort idéalisées (produire soi-même ce que nous consommons, grâce par exemple à des jardins communautaires sur les toits) ou impertinentes (l'érection d'une coop anarchiste qui prend possession d'une usine désaffectée). Jacinthe Laforte réussit pourtant à présenter des points de vue différents sans tomber dans le prêchi-prêcha. J'ai frémi en découvrant la communauté des Palettes, bidonville de laissés-pour-compte installé sur les lieux d'un ancien dépotoir, à la limite Est de la ville, histoire de donner l'illusion que le problème des itinérants a été éradiqué. Je me suis attachée à Marie-Sophie, gosse de riche qui rejette les étiquettes et se révolte contre les atrocités de notre monde. J'aurais voulu serrer Yohann dans mes bras, le remercier silencieusement pour l'amour inconditionnel qu'il porte à cette mère déchue, cette écoute qui semble naturelle chez lui. J'aurais secoué un brin Wang et lui aurais rappelé que dans « amour libre », il y a aussi le mot amour.

Le style de Jacinthe Laforte est assuré, fluide et pourra facilement être mis au service d'autres univers. Oui, par moments, la multiplicité des tons m'a fait hésiter: étais-je dans un livre pour ados, un essai pamphlétaire? On sent l'auteure passionnée par son sujet, par la nécessité de convaincre, par cette volonté de changer le monde. Difficile de la blâmer. On referme le livre en se disant que certains gestes pourraient - devraient - être posés, que le monde s'en porterait sans contredit beaucoup mieux.

En terminant, je tiens à souligner la facture particulièrement soignée de l'objet lui-même, imprimé sur papier recyclé (sans aucune surprise). La typographie est agréable, les marges respirent et nulle erreur lexicale grossière ou coquille embarrassante n'est venue entacher mon plaisir de lecture. (J'ai dévoré le livre en deux jours.) On ne peut en dire autant de nombre de textes publiés par des maisons d'édition établies.

On peut lire ici les deux premiers chapitres du livre...