vendredi 28 février 2014

Au rythme des papillons

Y a-t-il quelque chose de plus envoûtant que le vol d'un papillon? Comment ne pas être troublé par la métamorphose que subit la simple chenille avant de prendre son envol, que ce soit une journée, une saison ou plus longtemps encore? Alors que la populaire exposition Papillons en liberté bat son plein au Jardin botanique, le Moulin à musique présente sa toute nouvelle production, le concert visuel Au rythme des papillons, un voyage sonore qui laisse une large place au rêve et aux interprétations libres.

Métaphore idéale de la métamorphose (petits et grands ne rêvent-ils pas constamment de s'émanciper d'aussi belle façon?), le spectacle dégage avant toute chose une charge atmosphérique. Pas de pédagogie musicale directe ici, aucune intervention parlée visant à rallier les esprits; plus simplement une démonstration en sons et en images de la puissance des langages non-verbaux.

Photo: Olivier Benoit-Potvin
Deux musiciennes, Mélanie Cullin (pianiste) et Fanny Fresard (violoniste), servent de guides et transmettent les inflexions de la très belle partition de Georges Forget. Les œuvres d'Eugénia Reznik s'inscrivent naturellement en contrepoint, deuxième ligne narratrice complémentaire, qui peut être perçue au premier degré (les quatre étapes menant à la naissance du papillon) ou comme une métaphore de la création artistique. L'immense œuf de la chenille (un ballon enveloppé dans du papier collant brillant) peut représenter les premiers germes d'une idée artistique, la chenille l'étape des croquis (c'est d'ailleurs à ce moment-là que le dessin se fait plus directif), la chrysalide les toiles couvertes d'une bâche quand le peintre quitte l'atelier et le papillon lui-même, traité ici de façon abstraite, l'oeuvre terminée. On sent aussi un réel travail sur les textures et les transparences, magnifiées par des éclairages de Kévin Bergeron.

Les sections oniriques sont entrecoupées de segments plus rythmés. Il faut souligner ici l'efficacité redoutable du passage accompagnant les repas de la chenille qui, non contente de manger quelques brins d'herbe, finit par manger feuilles, arbre au complet et même partition (beau clin d’œil), la musique de Georges Forget nous propulsant vers l'avant de façon implacable. (Un enfant handicapé mental, présent lors de la première, a d'ailleurs éloquemment démontré la puissance de cette musique en tapant parfaitement en mesure tout au long du segment en question.) La « berceuse » de la chrysalide, aux harmonies rappelant parfois Bartók, devient tout de suite après une véritable page de poésie.

La musicienne en moi aurait aimé pouvoir rester encore cinq minutes dans cet univers, histoire sans doute de laisser voler mon esprit avec ce papillon chimérique... ou accepter de le laisser partir.

Vous pouvez vous glisser dans la salle de l'Auditorium Henry-Teuscher du Jardin Botanique de Montréal aujourd'hui, demain et du 6 au 8 mars. Détails ici...

jeudi 27 février 2014

Encré: quand le sixième rencontre le neuvième art

Photo: Audrée Mondou
Fondé en 2009, le collectif Les langues baladeuses privilégie une approche pluridisciplinaire, axée sur le théâtre. Après avoir exploré les liens avec la danse dansPour le meilleur…, il se tourne cette fois vers la bande dessinée avec Encré, qui suit le destin de cinq personnages, menant des vies plus ou moins parallèles dans une métropole nord-américaine, qu’elle soit Montréal ou New York, un distinct parfum de Will Eisner se dégageant du tout.
Photo: Audrée Mondou
On y retrouve ainsi Mimi, vieille fille asociale qui aimerait bien voir concrétisé le message trouvé dans son biscuit de fortune: «Vous devriez rencontrer quelqu’un.» Il y a aussi Michel, vieil homme revenu de tout, qui attend avec impatience la mort. Caroline et Sébastien adorent la course à pied, mais semblent quant à eux incapables d’accepter entièrement l’amour qui les unit. L’homme qui dessine devient ici un deus ex machinaessentiel au déroulement de ces histoires qui s’imbriquent les unes dans les autres, lui qui, à force de regarder vivre les gens de son quartier, a décidé de modifier la trajectoire de certains au gré de son inspiration. Après tout, «l’imagination ne se contrôle définitivement pas.»
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mardi 25 février 2014

The Meeting: rencontre réussie

Photo: Andrée Lanthier
Si Martin Luther King Jr avait rencontré Malcolm X pour une discussion franche, la cause des droits civiques des Afro-américains aurait-elle progressé autrement? Voilà la question que pose The Meeting, pièce écrite en 1984 par Jeff Stetson, articulée autour d’une conversation qu’aurait pu avoir les deux leaders américains dans une chambre d’hôtel de Harlem, peu après que la demeure de Malcolm X ait été bombardée, une semaine à peu près avant que trois hommes ne déchargent le contenu de leurs armes sur lui à la salle de bal de l’Audubon (et trois ans avant l’assassinat de Luther King).

Au début de la pièce, Malcolm X se réveille en sursaut, des suites d’un cauchemar. Craint-il sa mort? Plutôt que son nom soit plus ou moins occulté des mémoires collectives, que les droits de ses compatriotes noirs ne soient pas reconnus. Il discute ensuite avec son garde du corps Rashad, qui ne voit pas particulièrement d’un très bon œil qu’il ait convoqué le Révérend King, les deux finissant par unir leur voix en reprenant la chanson de Billie Holiday You Don’t Know What Love Is, qui prend une toute autre dimension dans ce contexte et, une fois cité une deuxième fois à la fin de la pièce, permet de refermer le livre de cette rencontre imaginée.

La table est mise pour que les deux hommes, l’un partisan de l’œil pour œil, l’autre de la non-violence, s’affrontent dans une joute verbale bien calibrée qui, plutôt que de prendre position, jette un éclairage pertinent sur les moyens pris par chacun pour parvenir à un même but. Plus la pièce avance vers un premier apex, alors que l’on croit que les deux se quitteront sur une note musclée, plus on réalise la complémentarité des deux approches et surtout, combien elles auront favorisé des avancées nécessaires. Et puis, le ton se modifie subtilement et Stetson nous rappelle que derrière les discours passionnés et l’apparente hargne, on retrouve des maris et des pères de famille attentionnés (Luther King offrant en cadeau aux filles de Malcolm X la poupée de sa fille devient un instant-clé), pas seulement des légendes.

La mise en scène  de Quincy Armorer mise sur le texte, mais ne se révèle jamais statique. Le décor de Logan Williams, fait pour se déplacer dans les écoles (la pièce ayant une portée pédagogique certaine, voulue par l’auteur d’ailleurs), soutient bien ce parti pris. Lindsay Owen Pierre, qui endosse ici pour la seconde fois les habits de Malcolm X (on l’a vu récemment dans Betty and Coretta avec Mary J. Blige) dose bien agressivité et intériorité. Christian Paul fait le choix astucieux de ne pas tenter de reprendre intonations ou gestuelles pour plutôt transmettre la force intérieure, bouillonnante, du pasteur baptiste. Kareem Tristan Alleyne se révèle sans reproche dans le rôle de soutien de Rashad.

Cette production du Black Theatre Workshop tient l’affiche jusqu’au 1er mars au Centre Segal.

lundi 24 février 2014

La littérature et l'estomac

« L'ombre de la France serait-elle si pesante qu'elle nous empêche d'écrire en toute liberté? N'avons-nous pas encore compris qu'il y a longtemps que la langue française est devenue une langue détachée de la France, et que sa vitalité est également assurée par des créateurs venus des cinq continents? Le poète et historien congolais Théophile Obenga soulignera d'ailleurs, dans un poème en hommage à Aimé Césaire, l'état d'esprit de l'auteur africain au regard de la langue des anciens maîtres: "Les mots sont les leurs, mais le chant est le nôtre." » 

 Alain Mabanckou, Le sanglot de l'homme noir

Dans ce livre, Mabanckou propose une série de réflexions sur l'africanité, mais aussi sur la littérature africaine ou les perceptions identitaires diverses entretenues par les Africains et les Afro-américains. Dans une série de chapitres indépendants, l'auteur congolais, maintenant installé aux États-Unis, revient aussi bien sur ses années d'étude à Nantes et à Paris que sur une amusante - et troublante - rencontre avec un autre Africain dans une salle de gym. Des pistes de réflexions nuancées, refusant tout dogmatisme.

vendredi 21 février 2014

Fault lines: transcender les séismes

Des centaines de millions d'humains habitent sur les lignes de faille de la planète, plus ou moins conscients des dangers associés, se croyant à l'abri du déchaînement des éléments. Nous avons été témoins de nombreuses images d'horreur et de désolation au cours des dernières années et la chorégraphe néo-zélandaise Sara Brodie, qui a vécu un tremblement de terre, a choisi de provoquer une rencontre avec les 16 danseurs de la Leshan Song & Dance Troup, qui ont vécu de - très - près le séisme ayant frappé la province du Sichuan en 2008.

Certains moments de cette narration somme toute linéaire, fragmentée en tableaux complémentaires, sont particulièrement forts. Difficile d'oublier la beauté intrinsèque et la douleur brute de ces êtres qui rampent d'un côté à l'autre de la scène, enchaînés les uns les autres, qui ne peuvent s'extraire de la mouvance que grâce à l'aide de ceux ayant déjà retrouvé la « terre ferme », cette danseuse solitaire qui, après avoir attaché les autres avec un ruban jaune, les tire derrière elle ou même ces regards hallucinés jetés vers la salle, alors que des danseurs, par petits groupes, cherchent à s'échapper de la zone circonscrite. La puissance de la trame sonore de Gareth Farr et Gao Ping, heureux amalgame entre sonorités orientales et traitements symphoniques presque hollywoodiens, nous heurte aussi très souvent en plein plexus, nous menant dans des zones troubles de peurs refoulées auxquelles se juxtaposent une compassion certaine pour toutes ces victimes.

Les mouvements, qui évoquent tour à tour la danse classique, le tai chi, les arts martiaux et la danse folklorique, sont parfaitement maîtrisés, mais semblent parfois désincarnés, nous perdent un peu parfois dans les méandres de leur plastie parfaite, sauf ceux qui s'ancrent dans ce sol inclément. Un certain flou dans l'arc narratif aurait sans doute permis une compréhension plus émotive de cette oeuvre, qui aurait ainsi gagné en profondeur et en universalité. On n'avait ici pas besoin des projections en trois langues qui, certes, expliquent les phénomènes, mais distraient l’œil de ce qui se passe sur scène à ce moment-là, ou de cette simulation des consignes de sécurité. La danse ne peut-elle pas tout raconter?

Présenté jusqu'au 1er mars à la 5e Salle, dans le cadre de l'événement Spectaculairement Chine.


jeudi 20 février 2014

100 caractères pour un cours d'espagnol?

Vous aimez la micro-nouvelle? Vous sentez-vous capable d'écrire une histoire en quelques mots? C'est le défi lancé par l'École de langues Delengua. Si votre texte de 100 caractères ou moins (on est encore plus court qu'un Tweet!) est retenu, vous pourriez remporter un séjour linguistique pour apprendre l'espagnol à Grenade! Tentant, non?

Apprenez-en plus ici...

lundi 17 février 2014

Traces

« Les hommes rougissent moins de leurs crimes que de leurs faiblesses et de leur vanité », soulignait La Bruyère dans ses Caractères. Anna Raymonde Gazaille l’a certes compris avec Traces, un polar qui revisite les canons du genre en flirtant habilement avec le roman de mœurs. Bien sûr, le lecteur est témoin de crimes crapuleux – particulièrement dégradants ici. Un inspecteur pas tant bourru que sympathique finira par percer le mystère, mais seulement grâce à l’aide de collègues aux caractères trempés et refusent le statut de faire-valoir. Experts informatiques, décrypteurs de langage corporel, certains plus intuitifs que d’autres, tous souhaitent découvrir le mystérieux assassin qui a tué ces quinquagénaires bien de leur temps, ayant cherché l’amour sur des sites de rencontres spécialisés.

L’important ici n’est pas tant de découvrir le meurtrier – on cesse de chercher dès la moitié du livre – ni même ses motivations – somme toute assez floues –, mais de savoir comment les policiers réussiront à le coincer, non pas à coups de conjectures fumeuses, mais grâce aux outils dont ils disposent. L’auteure volontairement mêle les cartes, multiplie les pistes, le lecteur se retenant pour ne pas pointer aux fiers inspecteurs l’évidence du doigt. Pourtant, il n’abandonne pas sa lecture, troublé parfois par le rôle de voyeur qu’il doit adopter, les pratiques sexuelles étant abordées de plein fouet si l’on me permet le jeu de mots douteux.


On aimera aussi le regard que l’auteure pose sur Montréal, tout en déplorant que parfois elle se (et nous) perde en vaines circonvolutions et en lieux communs sur des sujets périphériques ne faisant pas progresser l’histoire. Inutile de bouder trop longtemps notre plaisir; cette lacune sera sans doute comblée lors de la prochaine aventure de Paul Morel et son équipe. 

samedi 15 février 2014

Briser la grisaille de février avec Traces

Le polar serait-il en train de devenir un genre québécois? S’il était peu présent il y a quelques années encore et que les amateurs du genre devaient alors se tourner vers les auteurs scandinaves, il faut admettre qu’il se porte bien – très bien même. Martin Michaud, notre Recrue d’avril 2010 pour Il ne faut pas parler dans l’ascenseur, mène depuis une carrière éblouissante, saluée notamment par le Prix Saint-Pacôme du roman policier et le Prix Arthur-Ellis (pour son deuxième roman, La chorale du diable), et publiait à l’automne 2013 son quatrième titre, Sous la surface

Anna Raymonde Gazaille, notre Recrue de février, fait elle aussi une entrée remarquée avec Traces, profondément ancré dans ce siècle technologique qui est le nôtre. Paradoxalement peut-être, cette femme qui a travaillé toute sa vie dans le domaine des arts admet ne pas être une grande lectrice de romans policiers. Peut-être est-ce pour cette raison qu’elle a pu adopter une approche originale, entre polar et drame de mœurs. « Lorsque je commence un manuscrit, je m’immerge complètement, nous confie-t-elle dans notre questionnaire. Il m’arrive de ne parler à personne pendant plusieurs jours. J’ignore les courriels et le téléphone. Même à l’épicerie – il faut bien se nourrir –, mes personnages m’habitent. Obsessive, dites-vous ? » Nous avons déjà hâte au prochain.

Les frontières entre les genres sont faites pour être flouées et si abhorrez les étiquettes réductrices, vous serez sans doute tenté par le protéiforme Je suis un thriller sentimental d’Emmanuelle Tremblay ou Les fausses couches de Steph Rivard, un portrait de famille des plus décapants. Corbeau et Novembre, deuxième roman de notre Recrue de novembre 2008 Stéphane Achille, l’histoire d’un avocat qui rédige des modes d’emploi, entre assurément lui aussi dans cette catégorie d’inclassable et a séduit notre collaboratrice Venise Landry. Les choses de l’amour à marde, recueil coup de poing de Maude Veilleux – qui publie ces jours-ci son premier roman Le vertige des insectes –, a quant à lui conquis notre nouvelle collaboratrice Mélina Bernier, à qui je souhaite la plus chaleureuse des bienvenues.

Nous n’avons pas oublié la semaine de relâche qui s’annonce et vous proposons deux romans pour jeunes lecteurs, l’un traitant de schizophrénie (La mission secrète de Julia Léveillée) et l’autre du processus de création et des superhéros (Jules et la lune).


De quoi oublier l’hiver qui s’étire…

Pour lire le numéro courant de La Recrue du mois...

vendredi 14 février 2014

Handel et l'opéra

Quand Handel arrive en Italie en 1706, il est un jeune compositeur plein de promesse certes, mais dont les œuvres manquent encore un peu de fini. Au cours des cinq années suivantes, il rencontrera les grands noms de l’époque : Vivaldi et Albinoni à Venise, Perti à Florence, Alessandro et Domenico Scarlatti, Caldara et Corelli à Rome. À travers ces voyages, au contact des grandes œuvres, il affine son style de façon remarquable et devient un maître de l’opéra. En effet, entre Almira (en 1705) et Deidamia (en 1741), Handel reviendra plus de 40 fois au genre, cette production constituant l’essentiel de son activité musicale pendant plusieurs décennies, particulièrement à Londres. 

Si les opéras de Handel s’inscrivent dans la tradition italienne du dramma per musica, le compositeur en élargira les cadres parfois trop rigides, n’hésitant pas à introduire par exemple des duos et quelques trios. En m'appuyant sur des notions historiques, musicologiques et grâce à quelques écoutes ciblées, je tenterai de tracer, ce soir 19 h, demain 15 h et dimanche 13 h, juste avant le concert Duos d'amour de l'Orchestre baroque Arion à la Salle Bourgie, un portrait du compositeur que Beethoven n’avait pas hésité à saluer en ces termes : « C'est le plus grand compositeur qui ait jamais existé; je voudrais m'agenouiller sur sa tombe. »

N'hésitez pas à venir me saluer après.

jeudi 13 février 2014

Get a Revolver

Peut-on, en cette ère d'apparente totale liberté, parler de n'importe quoi? Existe-t-il encore des sujets tabous, une fois que l'on a étalé le sexe sur la place publique? Assurément. Si vous voulez voir le regard de votre interlocuteur fuir en quelques secondes, évoquez devant lui la maladie mentale ou la démence. Pourtant, nous en avons tous été témoins, à un degré ou à un autre, et elles nous ont irrémédiablement transformés.

Avec Get a Revolver, la chorégraphe allemande Helena Waldmann propose un solo, tantôt déchirant, tantôt ludique, dans lequel elle rend un hommage touchant à son père, chimiste au sommet de ses capacités mentales qui, d'un seul coup, sur une période de plusieurs années, a senti celles-ci lui échapper. Elle a choisi de transposer cette histoire en confiant le premier rôle à la ballerine Brit Rodemund, qui a d'abord fait carrière comme soliste au Deutsche Staatsoper, à l'Aalto Ballett Theater et au Ballett Nurnberg, devenue agent libre depuis une dizaine d'années. Celle-ci personnifie à merveille une danseuse qui perd contact avec la réalité, mais dont les gestes sont encore profondément ancrés dans une codification de danse classique.

Je m'attendais à sortir bouleversée de la représentation, mais Helena Waldmann choisit de ne pas nous garder trop longtemps dans ces zones troubles - alors par exemple que la danseuse, immobile, laisse couler des filets de bave sur la scène ou qu'elle transmet de façon frénétique une séance mécanique de masturbation. Certaines scènes cherchent de fait à susciter le sourire - alors que la danseuse se livre à un numéro de claquette, se sert d'un modeste sac de plastique de couleur comme partenaire ou se fait plus ou moins attaquer par les mouvements intempestifs de ses chaussures. L'utilisation dans le dernier segment du miroir déformant réussit habilement à joindre dans un même geste ces deux extrêmes. Peu importe le tableau, on reste soufflé par la technique irréprochable de Brit Rodemund et la pureté de ses lignes.

La trame sonore, particulièrement travaillée, couvre un large spectre émotif, des analyses froides et cliniques d'un scientifique disséquant un cerveau atrophié par la démence (segment sans doute un peu long, parce que très technique) aux valses de Strauss, sans oublier en ouverture une presque démente musique de foire à laquelle se greffent le claquement d'un fusil à répétition, Unforgettable de Nat King Cole ou Ich bin der Welt abhanden gekommen (Me voilà coupé du monde) de Mahler, qui résume en quelques minutes suspendues tout l'amour de celle qui a choisi de transcender sa douleur (et notre inconfort) en mouvement.

Jusqu'au 15 février à la Cinquième Salle.

mardi 11 février 2014

Question de regard

Jusqu'où peut-on adapter et métamorphoser un classique? Les réponses sont sans doute aussi multiples que les lectures que l'on peut faire d'une oeuvre. J'en ai eu la preuve une fois encore, samedi dernier, alors que je découvrais l'adaptation de La mouette de Tchekhov que proposait l'encensé metteur en scène canadien Peter Hinton. Premier constat: alors que le dramaturge russe est régulièrement monté en français, qu'il est devenu un incontournable des saisons théâtrales, il semble ne pas connaître une telle popularité en anglais. On l'associe volontiers semble-t-il à un certain théâtre de l'ennui (élément présent dans La mouette, bien sûr, alors que tous les protagonistes se plaignent du peu d'activités que leur offre la campagne, ici un vignoble dans la vallée du Niagara) et c'est sans doute pourquoi Peter Hinton a choisi non seulement de le dépoussiérer, mais d'en tirer un objet théâtral hybride, presque dénaturé, auquel se greffent de multiples références à la pop-culture. Oui, bien sûr, les mentions d'actrices russes célèbres il y a près d'un siècle ne veulent plus rien dire pour nous, mais a-t-on vraiment besoin d'intégrer des histoires sur Helen Mirren, Christopher Plummer (si remarquable soient-ils) ou une blague sur le ténor Ben Heppner?

Où est la frontière entre adaptation et nouvelle pièce? À quel moment cesse-t-on d'écouter les mots de Tchekhov pour n'entendre que la voix de Hinton? Là est la question, semble-t-il. Sa lecture de La mouette n'est pas inintéressante, au contraire. La féminisation du personnage du juge à la retraite, qui devient Sorina, (brillamment interprétée par Diane d'Aquila) fonctionne à merveille. Les commentaires musicaux à la guitare de Dorn le médecin (Patrick McManus, suave en vieux hippie) sont savoureux. La scénographie d'Eo Sharp, à la Cy Twombly, envoûte. La distribution a été encadrée adroitement: Lucy Peacock est effarante de nombrilisme assumé en Arkadina, Marcel Jeannin offre un Trigorin bellâtre à souhait, pas tant suffisant que décalé, Michel Perron en Shamraev suscite les rires en intendant du domaine, Patrick Costello démontre bien la fragilité de Constantine (devenu Coco). 

Pourquoi alors ai-je eu l'impression de ne pas avoir reconnu Tchekhov, d'avoir été lésée en quelque sorte, contrairement à l'ami qui m'accompagnait - ou à la bande d'adolescentes qui riaient à gorge déployée, parfois à de bien curieux moments? Peut-être tout simplement parce que je n'avais pas entièrement réalisé que j'allais en fait voir une pièce de Peter Hinton. Le libellé était pourtant clair: « une nouvelle version adaptée et mise en scène par Peter Hinton, d'après la pièce d'Anton Tchekhov ». Cela m'apprendra à lire mon programme après plutôt qu'avant...

Jusqu'au 19 février au Centre Segal.

lundi 10 février 2014

Pig: fable douce-amère

Photo: Julie Artacho
Malgré sa jeune trentaine, Simon Boulerice possède d’une feuille de route éblouissante. Il jouit surtout d’une qualité rare: une voix que l’on reconnaît en quelques lignes. Avec une ingénuité d’éternel adolescent, il sait se servir d’une situation en apparence banale, la détourner à son avantage et ce faisant, il se révèle l’un des conteurs les plus convaincants de sa génération.
Paul, neuf ans, a deux mamans: Claire qui ne sourit plus depuis qu’elle a perdu un sein et Phoebe qui continue de chercher la magie en tout. Comme elle, Paul pose sur les événements un regard émerveillé, ne peut concevoir que le mal puisse exister. «La vie serait plate, sans magie.» Il aime les films d’horreur, mais rêve de porter une robe de muse pour l’Halloween. Claire s’y refuse; Paul s’entête. Avec l’aide de son gardien Sunny, parviendra-t-il à s’extraire de sa chrysalide?
On dispose de suffisamment d’avenues pour ériger un texte cohérent et Pig (comme le roman Javotte) aurait pu se décliner comme une relecture d’un conte dont on croit connaître les rouages. Simon Boulerice voit plus grand et nous propose plutôt un récit gigogne, dans lequel s’emboitent le destin tragique de Sharon Tate, vedette du Bal des vampires, assassinée par la bande à Charles Manson, les souvenirs d’adolescence douloureux de Sunny Riendeau, qui a grandi dans une porcherie, fan de Polanski, ainsi qu’une réflexion sur la foi et l’identité.
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vendredi 7 février 2014

FAR: le corps sous tous ses angles

Fasciné par les liens entre sciences (cognitives ou non), nouvelles technologies et danse, Wayne McGregor possède un langage chorégraphique puissant, immédiatement reconnaissable: extensions démesurées, contorsions qui rappellent les toiles de Francis Bacon et isolations des segments qui défient toute logique. Le corps est poussé au-delà de ses limites, en un troublant combat entre humanité et déshumanisation, recherche presque condamnée d’avance de l’émotion et surintellectualisation.
Inspiré de l’essai Flesh in the Age of Reason de Roy Porter, traitant de la perception transformée que les savants et penseurs du Siècle des Lumières ont eu du corps, mais aussi des planches anatomiques de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, FARéblouit, questionne, mais ne réussit qu’à quelques reprises à émouvoir. Pourtant, la scène d’ouverture, un magnifique duo éclairé par quatre flambeaux, véritable tableau vivant dans lequel les corps dénudés dialoguent sans retenue sur une aria de Vivaldi chantée par Cecilia Bartoli, permettait au spectateur d’accéder à une certaine fragilité – dans un registre proche de celle du ballet Infra, créé au Covent Garden en 2008.
La rupture de ton, prévisible, nous fait rapidement basculer dans un univers parallèle, qui nous rappelle la petitesse de l’être humain.
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Au Théâtre Maisonneuve, jusqu'au 8 février.

jeudi 6 février 2014

Il faut beaucoup aimer les hommes

Solange, une actrice française, fait carrière à Los Angeles. Elle enchaîne les petits et moyens rôles, côtoyant ce faisant Matt Damon, Steven (oui, celui-là) et (ce cher) George. Lors d'une soirée, elle rencontre Kouhouesso, acteur canadien aux longues dreads, né au Cameroun, insaisissable, incontrôlable, qui croise sa route au gré de ses envies, en personne ou à coups de SMS ambigus. Elle aimerait pouvoir s'en distancier, ne pas être brûlée par lui, mais dès les premiers instants, il est trop tard. 
« Puis elle a plongé au cœur du monde, avec lui, dans le champ de force, dans le brouillard qui engorgeait Laurel Canyon, dans le bonheur total, opaque et blanc, le bonheur qui désintègre. »
Ce pourrait être une histoire d'amour somme toute banale, condamnée dès le départ, non pas tant par la couleur de leurs peaux, que parce que Kouhouesso est rongé par ce projet d'adapter, en terre natale, le mythique Au cœur des ténèbres de Conrad. Il passe des journées entières en réunion de préproduction, à travailler son scénario, chercher du financement. Elle essaie de le soutenir, ombre discrète, néanmoins frustrée de manquer de densité à ses yeux. Il accepte de lui confier le petit rôle de la promise, ce qui permettra à Solange de découvrir son amant - mais aussi un continent - sous un autre jour. 

Alors qu'elle croit pouvoir enfin se rapprocher de Kouhouesso en tournant avec lui, elle réalise que, happé par son projet, il lui échappe encore plus, jusqu'à la fracture finale, fatale, annoncée presque d'emblée. 
« Mais la dernière nuit, il ne savait pas. Il ne savait pas lui-même, que c’était leur dernière nuit. Ça elle en était sûre, sorti du film il ne préméditait rien. Elle-même ne savait pas, personne ne savait, que c’était ça, leur dernière nuit. » 
Ici, les clichés sont énoncés pour être déboutés et c'est là que le livre de Marie Darrieusecq, que je n'avais pas relue depuis Truismes, se révèle le plus fort. On découvre certes l'Afrique à travers les yeux d'une Européenne, avec ses réticences à accepter un mode de vie, les croyances et les coutumes locales, les défis liés à une production cinématographique en pleine jungle, mais l'auteure réussit brillamment à retourner la plupart des poncifs contre nous. On referme le livre avec plus de questions que de réponses, encore habité par des images fortes, avec l'impression d'avoir malgré tout pu effleurer l'essence d'un continent, d'un idéal.






mardi 4 février 2014

Angela Hewitt: transmettre, rejoindre, partager

Photo: Karen Robinson
À l’âge où certains envisagent une préretraite ou parlent d’alléger leur horaire, Angela Hewitt ne compte certainement pas réduire le rythme au cours de la prochaine année. Son agenda de concerts la mènera aussi bien en Corée qu’à Hong Kong, Taipei (pour ses débuts là-bas), San Francisco, New York, Florence, Copenhague, Glyndebourne, Amsterdam, Berlin et peut-être bien Tokyo. Elle interprétera notamment dans plusieurs villes (dont Londres) le monumental Art de la fugue de Bach. Avec humour, elle confie qu’Air Canada venait de lui envoyer une carte pour souligner le 25e anniversaire de son programme Aéroplan, avec un sac de punaises, blanches pour les endroits visités, rouges pour ceux qui lui ferait envie : « Je ne pense pas qu’il y ait assez de punaises! »


En janvier par exemple, elle a joué et enregistré la Turangalïla-Symphonie de Messiaen avec l’Orchestre symphonique de la radio finnoise et Hannu Lintu. Une semaine après, elle retrouvait les ingénieurs du son d’Hyperion à Berlin pour graver le cinquième volet de son intégrale des sonates de Beethoven (le quatrième est paru peu avant Noël). Au cours des prochains mois, elle ne négligera pas non plus sa traversée des concertos de Mozart, dont le prochain volet, une collaboration avec l’Orchestre du Centre national des Arts d’Ottawa, enregistré l’été dernier, sera distribué en juillet, ou le répertoire français et romantique. De plus, elle se frottera pour la première fois sur disque aux sonates de Scarlatti. « Souhaitez-moi bonne chance pour choisir lesquelles parmi les 555 j’intégrerai à cet album! »

Vous pouvez lire la suite de cette entrevue, en couverture du numéro de février-mars de La Scena Musicale, ici (pages 6 à 9)

lundi 3 février 2014

La porcelaine de Chine

Poète et dramaturge née dans la République du Congo, un pays à l'histoire sanglante, Marie-Léontine Tsibinda reste convaincue de la nécessité de dire l'Afrique autrement, pas tant en pointant du doigt qu'en transformant une certaine dévastation, tant extérieure qu'intérieure, en une oeuvre forte. Dans le cas de La porcelaine de Chine, écrite et créée en 2002 à Brazzaville (reprise peu après au Cameroun dans le cadre d'un festival de théâtre), tout juste publiée par Les Éditions L'Interligne, il est bien sûr question de la guerre, conflit qui ne semble jamais finir, mais qui, surtout, insidieusement, ronge les protagonistes de l'intérieur. 

Bissy doute de Bazey sa femme. N'a-t-elle pas eu une aventure avec ce général ennemi? N'a-t-elle pas amené l’opprobre dans leur foyer ce faisant? De son côté, Bazey n'en peut plus des absences de son mari, de son ressentiment. Pourquoi n'a-t-il jamais voulu admettre que sa femme avait été sauvagement violée? Trait-d'union entre ces deux époux qui, au fond, ne demandent qu'à se réconcilier, on retrouve Maya, la servante qui n'en est pas vraiment une, incapable de s'acquitter correctement de son travail, cassant les assiettes précieuses de madame, autant de rappels de ce pays (jamais nommé) qui s'effrite autour des protagoniste. Elle se veut aussi transposition du public (ici du lecteur) qui tente de se projeter dans cette histoire sordide, mais se révèle impuissant à en altérer le cours.
BISSY. Trève de balivernes. Il n'y a pas d'argent à voler ici. Ni rien d'autre. Tout est vide. Vide. La maison est vide. Le coeur est vide. Le corps est vide. Plus rien à voler. Pas même un peu de vie.
Dans cet univers clos, malsain, les femmes africaines s'expriment néanmoins. Incapables en apparence de s'émanciper totalement, elles se révèlent pourtant les piliers de cette société qui s'effondre autour d'elles. Elles s'inquiètent de la violence qui les entourent, de ces enfants qu'on a envoyés au loin pour les protéger, mais dont on s'ennuie désespérément. Il est aussi question de liberté de parole, Bazey ayant été rédactrice en chef du journal Femmes et libertés, dont la publication a été suspendue.
Le texte de Tsibinda se révèle d'une grande efficacité, car il refuse le misérabilisme et ne tombe jamais dans le prêchi-prêcha. Tout se joue dans les demi-teintes, dans une étrange valse-hésitation entre l'hier et le demain, l'amour et le désespoir. Une fois le livre refermé, on analyse autrement certaines images véhiculées par les médias occidentaux, mais on a surtout envie de voir le texte incarné sur scène.