dimanche 29 avril 2012

La musique de concert comme véhicule de l’autofiction

Je passe en coup de vent, après deux jours intenses de colloque autour de l'autofiction francophone, la soirée d'ouverture du Festival Vues d'Afrique (je vous reviens là-dessus bientôt) et avant de jouer au guide touristique avec quelques-uns des participants du dit colloque aujourd'hui.

Si j'ai souffert quelques jours du syndrome de l'imposteur (mais dans quelle galère me suis-je embarquée, au milieu de tous ces surspécialistes de l'autofiction?), j'ai accepté que je connaissais mon sujet et que j'étais par nature contre les chapelles fermées et les étiquettes. Personne ne m'en a tenu rigueur, je pense, au contraire, et plusieurs ont semblé penser que j'étais une bouffée d'air frais au milieu de tous ces ergotages.

Ma communication sera retravaillée dans les prochaines semaines pour publication dans une revue universitaire, mais je partage néanmoins mon introduction. Les intéressés peuvent communiquer directement avec moi pour le texte complet.

« Je me suis rendu compte très vite que l’écriture satisfaisait en moi une vieille tentation de composer. Quand je parviens à articuler une phrase de façon satisfaisante, le plaisir est comparable à celui du compositeur. En ce sens, l’écriture est pour moi le prolongement d’une activité musicale inaboutie », expliquait le romancier Christian Gailly en 2007 dans Télérama. « Comme il serait limité, l’art qui ne disposerait pour traduire les états d’âme, ni de mots, ni de signes, mais des seuls sons! », soutenait pourtant, plus de 150 ans plus tôt, le compositeur Robert Schumann.

C’est après avoir lu avec un certain agacement K. 622 du premier – l’œuvre de Mozart évoquée dans le titre n’y jouant au final qu’un rôle symbolique – et m’être retrouvée au piano avec les Fantasiestücke du second que j’ai réalisé que la musique de concert se révélait pour certains compositeurs – dont Schumann – l’ultime véhicule permettant de transcender une certaine perception de la réalité, de multiplier les jeux de miroirs, de se mettre en jeu sans se mettre entièrement en lumière, de brouiller les pistes de lecture, d’offrir à l’auditeur une vision fragmentée, fragmentaire, du soi, qui ne se révèle souvent qu’après une fréquentation assidue d’une œuvre en particulier ou même d’un corpus.

Mais jusqu’où le compositeur peut-il aller dans ce dévoilement du soi, jusqu’où peut-il pousser le paradoxe? La musique, comme l’avance le philosophe Démétrius Platon Sémélas (1884-1924), « n’adore [-t-elle pas] les contrastes tout autant qu'elle abhorre les contraires »? Le langage musical dit classique ne possède-t-il pas tous les outils pour s’envelopper d’un certain mystère, convaincre sans que l’auditeur n’ait entièrement réalisé la puissance de la démonstration, émouvoir sans réserve quand la littérature faillit? Pascal Quignard avance dans Abîmes : « Les écrivains écrivent en noir et blanc »; la palette sonore n’est-elle pas plus à même de tout dire, en toute impudeur, en toute impunité?

Théodule Ribot, dans La psychologie des sentiments, n’a pas hésité à affirmer :
« Quel est le plus émotionnel de tous les arts ? La musique […] Aucun art n’a une puissance de pénétration plus profonde, aucun ne peut traduire des nuances si ténues de sentiment qu’elles échappent à tout autre mode d’expression […] la musique agit comme une brûlure, comme le chaud, le froid ou un contact caressant. »

vendredi 27 avril 2012

La critique

« La critique rapetisse; soupçonner amenuise, diminue et ratatine; la dénonciation comprime, exprime le citron sur l’huître dont il rétrécit la tunique; opiniâtre, le débat paraît aiguiser l’intelligence comme on affine une lame, mais cette pointe fine assassine. Cette petitesse tue. Dans ces boyaux resserrés, la pensée inventive n’a plus les mains libres ni les coudées franches; étouffée, elle peut en mourir. La critique accompagne la haine comme sa jumelle, la louange dilate comme la joie. Louer m’élargit, magnifier me magnifie. Parmi cette expansion aérienne, volante et joueuse, la pensée peut découvrir. Secret de l’art d’inventer : la dilatation de la joie. »

Michel Serres, Musique

mercredi 25 avril 2012

La musique selon Michel Serres


« Je dois commencer par vous faire un aveu : je suis un compositeur raté, explique Michel Serres en entrevue dans le Télérama du 13 juillet 2011. J’ai été un pianiste passable, j’ai beaucoup fréquenté les œuvres, les compositeurs et les interprètes, mais j’ai très tôt compris que la musique n’était pas ma vie. il faut parfois savoir accepter ses limites et sa propre insignifiance dans certains domaines. En revanche, elle est toujours restée au cœur de ma vie. Quand j’ai une idée, elle me vient toujours en musique et en mélodie. L’écrivain que je suis devenu se plie toujours à la magie des mots, au rythme de la phrase, à la fête du langage. Souvenez-vous de Flaubert et de son fameux "gueuloir", quand il vociférait à pleine voix le texte qu’il venait d’écrire pour en éprouver la qualité acoustique, la beauté et la perfection sonore. Le style d’un auteur, c’est toujours de la musique : une partition manquée. »
Après une telle mise en contexte, j'avais hâte de lire Musique de Michel Serres. Peut-être trop. Le philosophe propose trois contes, trois métaphores, pour expliquer non pas la musique elle-même, mais sa naissance, alors qu'elle s'extrait d'un big bang initial, « bruit » originel. Dans un premier segment, il aborde le mythe d'Orphée, avant de revenir sur ses premiers contacts avec la musique, puis d'aborder le sujet d'un point de vue biblique. Le Magnificat chanté par la Vierge, traité par de nombreux compositeurs, ne serait-il pas le chant formateur de notre société? Voilà du moins la conviction qu'il entretient.

Malgré la pertinence de certaines des prémisses évoquées, j'ai eu l'impression de rester en marge du propos, d'avoir été témoin d'une lecture analytique, mathématique (l'auteur transforme d'ailleurs à un moment les cellules musicales en algorithmes). L'auteur décortique, argumente, propose des pistes,  revisite certains mythes, certes, plonge dans quelques souvenirs, mais cela reste terriblement froid, distancié, clinique, élitiste. 

Difficile de croire en parcourant ces pages (qui comptent plusieurs segments magnifiquement rédigés) que l'auteur a déjà abordé la musique comme interprète (fût-ce à un niveau intermédiaire). J'aurais plutôt souhaité une évocation de l'intérieur, organique,qui se serait alors rapprochée de la vision que j'entretiens de ce langage universel. « Musique, délivre- nous de la douleur. Musique, délivre la joie de nos émotions. »

dimanche 22 avril 2012

Alvin Ailey American Dance Theater

Je connais la compagnie depuis l'université, alors que je m'étais inscrite à un cours de danse moderne qui se donnait en plein centre-ville de Philadelphie. Je voyais les danseurs pour la cinquième fois sur scène hier, et pourtant, aucun sentiment de lassitude, même si la compagnie a présenté, comme souvent, Revelations, son œuvre phare, en clôture de programme. En entendant les voix riches des chœurs gospel, tout m'est revenu d'un seul coup, en une bouffée, souvenir puissant et doux à la fois.



Le programme jouait la carte de la polyvalence et comprenait, outre Revelations (créé en 1960), quatre numéros aux esthétiques entièrement différentes. Streams, aux lignes épurées, un des rares ballets d'Ailey sans argument m'a semblé curieusement daté (le ballet a été chorégraphié en 1970). Les trois chorégraphies de Robert Battle, directeur artistique de la compagnie depuis juillet 2011, étaient d'un tout autre acabit. In/Side, bouleversant solo sur une chanson Wild is the Wind de Nina Simone, se voulait en opposition à Takademe, solo ludique et athlétique transposant les sonorités de la langue indienne devenues onomatopées en gestes et déstructurant les rythmes de la danse Kathak (du sanscrit qui signifie « raconter une histoire »).

 

Pour six danseurs, porté par les sonorités viscérales des Tambours du Bronx et inspiré des années d'études des arts martiaux du chorégraphe, The Hunt jouait ensuite la carte de la virilité pure, entre brutalité, peur, défi, compagnonnage.


















La compagnie a certes démontré encore une fois que, plus de 50 ans après sa fondation, elle n'avait pas pris une seule ride. Dans ce monde de produits culturels jetables, cela relève de l'exploit.

jeudi 19 avril 2012

Le Schumann d'Anderszewski

Le pianiste est en année sabbatique, mais était néanmoins présent lors de la remise des BBC Music Magazine Awards la semaine dernière, alors que son magnifique album Schumann se méritait non pas un mais deux prix: meilleur album instrumental choix du public et prix du jury toutes catégories confondues. « Je suis passionné par la musique de Schumann, a-t-il expliqué; je suis heureux d'avoir pu communiquer ma passion à travers ce CD et reconnaissant qu'il ait été si admirablement reçu. »

Alors qu'il s'apprêtait en entrer en studio pour enregistrer cet album sur lequel on peut entendre des lectures inspirées de l'Humoreske, des Gesänge der Frühe (Chants de l'aube) et des rarement données Studien für den Pedalflügel, il confiait en février 2010 au quotidien suisse Le Temps, qui lui demande quelle image il entretient du compositeur:
« Je le vois comme un être d’une extrême sensibilité, avec en même temps un côté bourgeois bon père de famille. Très méthodique dans son travail, méticuleux jusqu’à la maniaquerie. Schumann est pour moi très allemand (bien plus que Brahms), il en a le côté fou, poétique, idéaliste. Il y a dans sa musique un fond presque religieux. C’est un protestant, à l’inverse de Chopin, le Polonais aristocrate et catholique. Aussi frénétique et déséquilibrée soit la musique de Schumann, avec toutes ses déformations rythmiques, ses faux bonds, ses coups de pied, j’y entends des réminiscences de choral luthérien. »
On peut aussi l'entendre ici sur le sujet dans ce documentaire de la télévision polonaise.

mercredi 18 avril 2012

Les heures silencieuses

Dans son premier roman, Les heures silencieuses, Gaëlle Josse esquisse à petites touches la vie sublimée du personnage féminin d'un tableau d'Emmanuel De Witte, peinte de dos, devant son épinette. À travers des phrases presque murmurées, Magdalena se révèle. Fille et femme d'administrateur de la compagnie néerlandaise des Indes orientales, elle parle de son enfance, de son quotidien, du métier des hommes de sa vie (qu'elle conseille), des enfants qui, parfois, nous sont enlevés par la maladie. Elle nous parle aussi de ses doutes amoureux, de ses blessures qu'elle tente de colmater en s'assoyant seule à l'instrument ou en accompagnant ses filles lors de soirées.
« Lors de l'après-dînée, nous avons l'habitude de réunir quelques amis, amateurs de nos concerts familiaux. Ce sont des moments qui réjouissent mon cœur. Lorsque je me surprends à rêver, c'est d'une existence tissée de ces seuls moments, où chacun semble s'accorder à lui-même, comme à son entourage, avec la plus grande  justesse, et n'éprouver pour le monde qu'indulgence, et affection. »
Au fil des pages, cette petite musique de fin d'après-midi, ces parcelles de vie, s'immisce en nous, de façon peut-être moins organique que dans Nos vies désaccordées, mais avec une délicatesse indéniable, comme ces ornements subtils que les compositeurs baroques intégraient à leurs pages pour clavier.
«... je suis accommodée aux défauts de mon épinette, et mes doigts y trouvent seuls leur place. Elle est ma mémoire et ma voix, c'est auprès d'elle qu'il m'importait d'être représentée. »
Aucun doute dans mon esprit, à la place de Magdalena, j'aurais fait de même... 


lundi 16 avril 2012

Histoires sans Dieu

« On racontera cette histoire à satiété. Puis, comme toujours, on se fera un devoir de l’oublier. » Des millénaires après sa rédaction, la Bible continue d’être lue par des millions. Si certains la consultent pour s’élever vers un idéal spirituel, il faut sans doute accepter que ces textes demeurent aujourd’hui pertinents non seulement parce qu’ils s’inscrivent au cœur même de grandes religions monothéistes, mais aussi qu’ils transmettent des histoires qui continuent de  nous toucher,  qui se rapprochent de notre vécu, de celui de notre famille, de nos amis. Karine Rosso l’a très bien saisi et revisite ici avec conviction certains personnages bibliques, en un tout au souffle cohérent.

Loin de la formule gratuite crainte au départ (qui aurait pu alourdir le propos plutôt que le porter), elle propose au lecteur des personnages étoffés, denses, qui restent en mémoire une fois la dernière page tournée. On rencontre par exemple Ève cédant aux avances de la drogue mais continuant de tenter le narrateur, Caïn en enfant hanté par l’absence de son double, Ruth apprivoisant l’exil, Sara racontant l’infertilité de l’intérieur ou Elle, devenue statue de sel, sans doute le texte le plus chargé poétiquement… « Elle vivant près de la mer ou, du moins, elle aimait le penser. À un endroit du fleuve Saint-Laurent où l’eau commence à peine à se saler pour séduire l’océan. À la frontière entre deux univers; une frontière qui, comme l’aube, réunit toutes les dualités du monde. »

Était-il nécessaire de conserver les prénoms des personnages originaux pour que l’on saisisse l’universalité du propos? Je ne crois pas. Le lecteur averti (surtout aidé de l’exergue) aurait reconnu le passage biblique ayant servi d’inspiration; les autres auraient librement plongé dans l’histoire.  Cela reste au fond une réserve minime, qui ne m’empêchera aucunement de souhaiter lire le prochain ouvrage de l’auteure.

dimanche 15 avril 2012

Mi-avril

« Je suis née à Montréal, mais comme mes deux parents sont immigrants, c’est réellement à travers la littérature québécoise que j’ai pu partager une mémoire collective avec le Québec. Si je me sens québécoise aujourd’hui, c’est entre autres parce que j’ai lu Ringuet, Michel Tremblay, Marie-Claire Blais ou Victor-Lévy Beaulieu. Encore aujourd’hui, c’est à travers la lecture des romans de Lise Tremblay ou de Nelly Arcan que je sens que je comprends ma société. » 
Voilà la réponse vibrante de notre Recrue du mois Karine Rosso à la toujours pertinente question : « Quelle place la littérature québécoise occupe-t-elle dans votre vie de lectrice? » Avec Histoires sans Dieu, un premier recueil de nouvelles atypique, qui propose des relectures de certains passages de la Bible, elle a su faire une rare unanimité auprès de nos collaborateurs. Que notre souvenir des textes sacrés desquels elle s’est inspirée soit précis ou indistinct importe peu ici ; le plaisir reste entier. Après tout, en se plongeant dans un livre, ne recherche-t-on pas  simplement à oublier notre quotidien ou sinon à le percevoir autrement?  
« Ce qui m’intéresse, c’est de raconter des histoires et non de faire un exercice de style, précise-t-elle ailleurs. Je crois qu’il existe un réel danger de glisser vers une gymnastique langagière prétentieuse ou même d'ériger un mur entre soi et le lecteur quand on est plus préoccupé par la forme que par le fond. Le style est évidemment très important pour moi, mais il doit servir le propos.  »
Nous vous proposons aussi six autres titres, autant de regards différents sur le monde qui nous entoure. Impasse tente de redéfinir les frontières entre le visible et l’invisible alors que Partir de rien joue de façon concertée la carte du flou. Vers le bleu évoque quant à lui aussi bien le « bleu du ciel, le bleu de certains objets qui lui sont chers, le bleu du bonheur  » comme l’explique notre collaboratrice Christine Champagne, délicate juxtaposition aux poèmes de Rouges de Jean-François Leblanc. Comme nous le rappelle l’auteur : « La poésie est un cœur qui existe à l’épicentre du monde. » En dix temps, Intimités et autres objets fragiles  « sonde les méandres de notre relation au monde, à tout ce qui nous attache et nous laisse » pour reprendre les mots de Claudio Pinto. Il ne faudrait pas oublier l’atypique Wigrum, tant visuellement que dans son propos, « terrain de jeu, lieu de tous les possibles » comme le résume Caroline Paquette. La nouvelle littérature québécoise n’aura peut-être jamais paru  aussi multiple… et c’est tant mieux!

Découvrez le numéro courant de La Recrue.

vendredi 13 avril 2012

Fables de La Breuvoir

Crédit photo : Céline Côté
Gabriel Dharmoo, Alexandrine Agostini, Catherine Meunier, Isaiah Ceccarelli, Corine René

Une diseuse, un traducteur tantôt renard, tantôt centaure, trois percussionnistes, un texte qui joue aussi bien sur les sonorités qu'avec les sens, une trame en partie notée qui laisse place à une improvisation parfois effervescente des interprètes: le dernier projet de théâtre musical de Danielle Palardy Roger prend un malin plaisir à réinventer les codes du genre. Articulées autour de six tableaux, les Fables de La Breuvoir tour à tour transportent, émeuvent, jouent la carte du ludique, deviennent invitation au rêve, laissent parfois perplexe mais n'ennuient jamais.

D'entrée de jeu, on est happé par la présence d'Alexandrine Agostini, guide, voix qui fait sens (malgré les détournements des sonorités), entièrement incarnée aussi bien dans le personnage que dans le texte, faisant si bien siens les mots de Palardy Roger qu'à un moment, j'ai dû me ressaisir pour réaliser que ce n'était pas l'auteure elle-même qui transmettait son texte, mais bien une remarquable interprète. Gabriel Dharmoo, renard traducteur de la première fable, multipliant jeux de voix, bruits de bouche, sons gutturaux, devient ici étonnant prolongement vocal aussi bien que rythmique, déformant et reformant le sens au fur et à mesure du tableau. Dans « Le chapeau du tricéphale », hommage aux trois Claude (Vivier, Jutra, Gauvreau) il vient incarner Vivier, dans un déchirant duo avec Catherine Meunier, moment de pure poésie musicale, le vibraphone se fondant dans l'ombre de ce géant. Le troisième tableau, « Ana et le centaure », s'articule autour d'un hommage à Sirènes d'Ana Sokolovic, la belle causant la perte du centaure, qui ne réussira pas à l'oublier. Saluons ici la physicalité toute en intensité matée de Dharmoo en centaure, la subtilité des éclairages d'Émilie B-Beaulieu et l'articulation particulièrement subtile de Corinne René qui, tant dans le mouvement des doigts que dans la sonorité, réussit à capter parfaitement l'essence même du galop.

Hommage à Juliette Greco, moment hors du teps, « Les amoures » mise essentiellement sur la puissance du texte, incantation soutenue par un délicat accompagnement de balafon, portrait de ces amours multiples qui, à force de se redéfinir, oublient (et nous font oublier) leur signification première. Férocement ludique (comme semble l'avoir compris Isaiah Ceccarelli, multipliant avec un sourire contagieux les effets sur tambour), favorisant les jeux de cloches, « Gertrude the Cow »  détourne la célèbre citation de Gertrud Stein, « A rose is a rose is a rose » qui devient ici « A cow is a cow is a cow, a cow-cow » (le même jeu sera repris avec « bell »). Stein y voyait l'expression de la puissance d'invocation qu'un mot peut avoir, évident parallèle avec le propos même de ces tableaux de Palardy Roger dans lesquels les mots deviennent musique, alors que bruitisme aussi bien que sonorités mélodiques se chargent d'un sens prégnant.

Les 50 minutes de ce spectacle hors normes passent à une rapidité déconcertante et on se retrouve comme l'enfant qui sort d'un livre de contes aimé, avec l'envie de revisiter certains segments, de se réapproprier un jeu de textures ou l'autre, de conjurer de nouveau une juxtaposition de sens, un motif rythmique, une émotion.



Il vous reste deux occasions de vous approprier ces Fables de La Breuvoir (présentées ce soir et demain après-midi au Conservatoire de musique de Montréal). Ne les ratez pas!



mercredi 11 avril 2012

Un autre écho

Le texte signé de ma main, publié dans le numéro courant du fanzine de nouvelles courtes Lu-Si (vous pouvez obtenir le numéro entier, sans frais, ici...), sur le thème de la promesse, prend lui aussi une toute autre résonance, même s'il a été commis il y a quelques mois de cela déjà.

mardi 10 avril 2012

Gaza, Jérusalem... et les autres

Parfois, il y a de ces résonances... En lisant une critique du film Une bouteille dans la mer de Gaza, j'ai eu envie de lire le livre de Valérie Zenatti l'ayant inspiré, roman épistolaire qui réussit à tracer un portrait touchant de la situation des plus tendues, devenue depuis trop longtemps le quotidien de ceux qui habitent là-bas.

Prolongement naturel, je me suis ensuite plongée dans les Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, un regard touchant, mais d'une précision de scalpel, de l'année passée par le bédéiste à Jérusalem-Est, à tenter de maintenir à l’ombre du mur une vie d'un semblant de normalité avec ses enfants, à croquer les beautés de cette ville, à tenter de comprendre pourquoi rien n'est simple dans cette poudrière.

Curieux écho au poème de Günter Grass Was gesagt werden muss (Ce qui doit  être dit), qui fait couler beaucoup d'encre depuis sa parution dans le Süddeutschen Zeitung. (Ne cédez pas à la tentation de vous fier à l'une ou l'autre des analyses proposées; tirez vos propres conclusions en lisant le texte original ou la traduction française...)

dimanche 8 avril 2012

Fantasiestücke

« Quant à moi, la musique de Schumann m’oppressait, je ne pourrais dire autrement. Elle m’était comme une route sans repères, un paysage qui se transforme et s’efface à chaque pas, un pont qui s’effondre sitôt qu’on l’a traversé. D’insoutenables silences, des soudaines dissonances, déchirantes, des répits dont on sait qu’ils précèdent les gouffres. Des explosions de joie naïve et des moments d’une poignante douceur. Je ne pénétrais qu’avec réticence dans ces espaces hantés, incertains, dangereux et sans retour possible. Je demeurais à la lisière de ces lieux dont je devinais la menace, et m’émerveillais de leur beauté. À la différence de Sophie, je voulais rester intact en y pénétrant. » 

Gaële Josse, Nos vies désaccordées, p. 111



Joyeuses Pâques à tous!

vendredi 6 avril 2012

Nos vies désaccordées

Il est pianiste classique, elle est peintre. Quand ils se rencontrent dans un atelier de lutherie la première fois, leurs vies ne se croisent pas tant qu'elles se percutent. S'ils ne le réalisent pas alors, il y aura un avant et un après. Quand Sophie plonge dans la folie, incapable d'accepter la douleur indicible qui l'assaille, François accepte la donne, nie la perte, tente de poursuivre sa vie de concertiste respecté, jusqu'à ce qu'il reçoive un courriel d'un aide-soignant qui le force à replonger dans cette histoire, à aller plus profondément au cœur de lui-même, de la musique, celle de Schumann en particulier, lui qui a passé ses dernières années dans un asile psychiatrique, loin de sa Clara bien-aimée, incapable de reprendre un contact réel avec la musique, ne proposant qu'une série d'esquisses douloureuses de transparence.
« Toute entière immergée dans la lave brûlante des Kreisleriana, elle l’écoute jouer pour elle seule, et se perd dans les flots légers et volubiles de l’Arabesque.
Il a ouvert des portes sur d’infinis mystères.
Elle, assise à terre, les genoux sous le menton.
Muette. En larmes.
Il s’interrompt, plus ému qu’elle. Il la console, la fait rire, l’apaise. Il l’embrasse au coin des yeux, là où la peau est la plus douce.
« Tu peux jouer encore? »
Il tremble. Son rêve, au creux de ses mains. »

Gaëlle Josse signe ici un deuxième roman absolument magnifique, que l'on aborde en strates, comme la musique de Schumann qui lui sert de trame subtile, qui nous déroute d'abord (le narrateur semblant d'abord refuser de s'incarner entièrement dans le sentiment de perte), puis nous happe presque subrepticement, tel un dessin mélodique parfaitement transmis, avant de nous déchirer et nous apaiser comme seul peut-être peut le faire Schumann.
« Aimer comme on écrit une icône. On l’écrit avec du temps, du temps infini, avec des couleurs comme du rouge, de l’orange, du brun, avec des traces d’or et infiniment d’amour.
On l’écrit pour se souvenir d’un amour plus fort que le poids des jours, plus fort que ces fragments de mosaïque que nous tentons de rassembler afin que nos vies rencontrent un jour leur visage. Il s’y mêle toutes les larmes et le souvenir des musiques oubliées. »
Je n'attendrai pas très longtemps avant de me plonger dans Les heures silencieuses de l'auteure, dont on a dit le plus grand bien. Merci ému à ma tendre Caro_Carito pour cet envoi.

mercredi 4 avril 2012

Notes sur...

Il n'y a que moi peut-être pour accrocher sur une citation sur Mozart dans un livre en principe consacré à Chopin (mais qui comprend de fait d'autres textes à connotation musicale d'André Gide). 
La joie de Mozart: une joie qu'on sent durable; la joie de Schumann est fébrile et qu'on sent qui vient entre deux sanglots. La joie de Mozart est faite de sérénité; et la phrase de sa musique est comme une tranquille pensée; sa simplicité n'est que de la pureté; c'est une chose cristalline; toutes les émotions s'y jouent, mais comme déjà célestement transposées. « La modération consiste à être ému comme les anges! » (Joubert) Il faut penser à Mozart pour bien comprendre cela.  

lundi 2 avril 2012

Toute une journée

Trois programmes distincts, mais un seul long bravo pour saluer 30 ans de la carrière sans fautes de la pianiste Louise Bessette. Les festivités s'ouvraient en après-midi par un concert mettant en lumière quatre créations, pour différentes formations. Dans Les Cinq éléments, Michel Boivin a privilégié la verticalité, partant de l’hypothèse qu'arbres, montagnes, flammes et structures métalliques se voulaient autant de gestes d'érection (en contrepoint, il a préféré se concentrer sur le côté ondoyant de l'eau). Grâce à des aplats atmosphériques, qui rappelaient par moment l'esthétique de la Sonate de Berg, à un entrelacement de motifs, on pouvait percevoir à la première écoute cette verticalité et se laisser porter par le jeu subtil de Louise Bessette. Dans Les Sabliers de la mémoire, Serge Arcuri a opté pour une superposition de solitudes plutôt qu’un réel dialogue entre les instruments (même si ceux-ci évoquent un « passé » commun à quelques reprises). Après tout, jusqu'à quel point peut-on partager des souvenirs? La recherche des couleurs se révèle absolument admirable, sans jamais tomber dans le cliché. Je pense ici notamment à cette cadence de clarinette, jouée dos au public avec brio par Simon Aldrich, dans laquelle la résonance du Fazioli jouait un rôle de complément onirique particulièrement envoutant. Au fil de l'écoute, l'auditeur se perd dans ses propres réminiscences, tout en restant entièrement connecté au geste musical. Une œuvre magique, à réentendre dans un avenir prochain. City Songs d'Ana Sokolovic, une relecture de certaines chansons de ville serbes (évoquant essentiellement des thématiques amoureuses), a fini par me rejoindre dans ses deux derniers mouvements,  complaintes du violon à peine soutenues par le piano. Lark's Heel de Michael Oesterle, pour quatuor, agrégat de douze microcosmes, misait quant à elle sur les oppositions de caractère et de textures instrumentales, la juxtaposition des discours et des impulsions de ponctuation.


Le programme suivant proposait deux œuvres colossales pour piano solo, offrant une complémentarité d'esthétiques et démontrant la richesse de la palette sonore de Louise Bessette. Monolithique, évoquant par moments le calme des jardins chinois, la Suite no 9, « Ttai » de Scelsi, toujours pertinente près de 60 ans après sa création, se veut une étude en demi-teintes mais aussi en gestion de la respiration. Au fil des mouvements, on perçoit le temps différemment, accepte son inéluctabilité, s'abandonne au souffle. Ici, pas d'angles abrupts; la sonorité est absolument maîtrisée. Les accents ne sont jamais traités de façon gratuite par Louise Bessette, mais deviennent plutôt une impulsion qui permet à la note d'osciller, de scintiller. Les Planètes de Walter Boudreau se sont révélé un véhicule de transmission plus ludique, plus digital aussi. Les points de tension étaient particulièrement bien rendus, l'auditeur se retrouvant captif de la pulsation de la pianiste. Saluons quelques effets intéressants de pédale sostenuto, une égalité redoutable de la cellule mélodique qui s'enroule sur elle-même à la toute fin et un étourdissant decrescendo de clusters, d'une surprenante poésie.

Le pianiste britannique Peter Hill se joignait à Louise Bessette pour le dernier concert. (Il a par ailleurs évoqué de façon pertinente les deux œuvres au programme dans une vidéo présentée juste avant le concert.) Les complices ont d'abord offert une lecture stupéfiante de la version pour quatre-mains du Sacre du printemps de Stravinski. Véritable monstre à deux têtes, mais ne possédant qu'une seule respiration, particulièrement organique, les pianistes ont su réaliser un admirable travail sur les timbres, qui permettait de percevoir autrement l'architecture de la partition. L'unité de conception et de réalisation laissait pantois; comment une telle communion peut-elle s'établir en si peu de temps relève presque du miracle, puisqu’il s'agit ici d'une première collaboration. La soirée s’est terminée par les Visions de l'Amen de Messiaen, compositeur phare des deux artistes, qui ont bien transmis l'écriture complémentaire de la partition d'une redoutable densité. (Le deuxième piano, partie tenue par Messiaen lui-même lors de la création, joue essentiellement un rôle harmonique et thématique, le premier, tenu alors par Yvonne Loriod, mise plutôt sur la vélocité et les éléments rythmiques.) Ils nous ont notamment offert un « Amen du Désir » sublime, dont la magnificence a continué de me hanter le lendemain.

Une journée fébrile, fertile en émotions, qui restera dans les mémoires.