mercredi 9 décembre 2009

Parce que Mlle Funkel existe...


Un ami m'avait recommandé la lecture d'un charmant petit livre de Süskind, illustré par Sempé, L'histoire de Monsieur Sommer. Il m'avait surtout dit qu'il fallait absolument que je lise le passage dans lequel l'auteur décrit la prof de piano du narrateur. Suffisamment intriguée, je n'ai donc pas résisté quand je l'ai croisé - par hasard... - à la FNAC lors de mon séjour parisien.

L'histoire est charmante et troublante à la fois. M. Sommer est un vieil homme qui, par claustrophobie, marche sans arrêt et ne se pose nulle part. Il croise épisodiquement le jeune narrateur, la présence vaguement intempestive de l'hurluberlu du village l'empêchant même de tenter le grand plongeon lors d'un après-midi de désespoir... après une leçon de piano trop mémorable.

Süskind écrit le tout dans un registre assez troublant. Au début, on rit (vaguement jaune, mais quand même) en lisant les descriptions de cette Mlle Funkel, professeur complètement d'un autre âge, qui tempête, insulte, terrorise. Elle éternue sur le piano, justement sur le fautif fa dièse oublié deux fois de suite dans la petite valse de Diabelli jouée à quatre mains par maître et élève. Évidemment, plus le morceau avance et plus le jeune pianiste a des sueurs froides, parce que, n'est-ce pas, c'est quand même un peu dégoûtant de... vous voyez. Bien sûr, il rate de nouveau la note, incapable de s'y coller (littéralement).

Et puis, l'amusement fait place à un certain malaise ou même à un malaise certain. Parce que, malheureusement, j'ai entendu des tas d'histoires semblables à celle-ci... racontées la plupart du temps avec bien peu d'humour mais plutôt une douleur profonde. Cet ami a ainsi étudié avec une professeur complètement troublée psychologiquement qui l'hébergeait de temps en temps et exigeait de lui un rapport détaillé de ses moindres sorties, projetant sur lui un amour maternel des plus malsains. Quelques années après, elle n'a pas hésité à dresser le jury contre lui, histoire de se venger d'un « affront ». J'ai un autre ami qui, après avoir gagné des concours pendant des années, a claqué le couvercle du piano pendant 25 ans, traumatisé par l'ego trip que son professeur lui avait fait subir au quotidien. Il en a même parlé en thérapie pendant deux ou trois ans, avant de pouvoir tourner la page et retrouver - de façon purement amateure - un instrument qui le définissait pourtant en partie. C'est sans parler de cet autre qui, à 16 ans, a vécu sa première expérience sexuelle avec un professeur au charisme si redoutable que, parfois (souvent) on s'est demandé si sa classe n'était pas plutôt une secte.

Bien sûr, aucune de ces victimes ne serait prête à témoigner publiquement et les professeurs fautifs peuvent donc continuer en toute impunité à détruire les psychés de certains élèves, vraisemblablement parce que le lien professeur d'instrument / élève est l'un des plus intimes qui soit. On se sent rarement plus à fragile que lorsqu'on joue devant quelqu'un. (Pour ceux qui ne jouent pas d'un instrument, imaginez-vous une seconde nu sur une scène à déclamer un poème que vous venez d'écrire...) Quand le lien entre les deux membres de l'équation en est d'accueil, d'écoute véritable, de communion, cela peut donner lieu à certains moments parmi les plus puissants dans une vie créatrice, autant pour l'élève (qui a l'impression d'être réellement entendu, compris, accepté) que pour le professeur (qui découvre parfois au creux d'une interprétation particulièrement réussie matière à réflexion, à émotion). Mais, pour ça, il faut être disposé à tout entendre...

5 commentaires:

Giusepe a dit…

Je ne réagis pas sur ce que vous dites au sujet des cours de piano... Mais plus généralement au sujet de ce livre.
Cette petite histoire de Mlle Funkel est rigolote, mais ne se situe qu'en périphérie.
J'avoue avoir un peu sursauté lorsque vous réglez le cas de Monsieur Sommer en "un vieil homme qui, par claustrophobie, marche sans arrêt et ne se pose nulle part".

Monsieur Sommer est un personnage mystérieux (en réalité le personnage principal) que croise à différents moments le narrateur (un petit garçon). Effectivement, il marche tout le temps, par tout les temps, sa silhouette de marcheur infatigable (wanderer ?) hante le paysage. Alors pourquoi marche-t-il ? Par claustrophobie ?
Peut-être que oui, après tout... s'il faut mettre un nom, pourquoi pas "claustrophobie". Cela dit, je n'y avais jamais pensé.

S'il marche, à mon avis, c'est parce qu'il porte un fardeau terrible, une douleur qu'il ne peut supporter qu'en marchant. S'il s'arrête de marcher, cette douleur revient et menace de le terrasser. Et cela dure des années et des années.

Le livre raconte "en creux" le croisement de cet enfant avec la souffrance de cet homme ; souffrance qu'il ne peut se représenter, mais qu'instinctivement il ressent (alors que d'autres adultes ne voient qu'un "homme qui marche", comme dirait Giacometti).

Cet enfant a des dépits d'enfant (des souffrances réelles qu'il ne s'agit pas d'amoindrir, mais néanmoins des dépits enfantins... dépit amoureux, ou dépit à la suite d'une leçon de piano avec une vieille chouette...) ; dépits, qui le conduisent même à désirer mourir. Croiser la route de Monsieur Sommer à ce moment clé suffit à annihiler instantanément tout désir de mort... la rencontre d'une douleur enfantine, d'un désir "hystérique" de suicide (avec projection des l'entourage se lamentant et regrettant sa conduite !), avec l'immense souffrance de Monsieur Sommer est déterminante.

Il y a beaucoup de chose là dedans... Sur la souffrance, l'enfance, le désir de mort. Quoi de plus beau que de parvenir à synthétiser cela dans un récit "anecdotique" anodin ?

Pour ma part, à chaque fois que je croise les jérémiades de quelqu'un qui est "malheureux" parceque... je ne sais quoi... ! je pense à Monsieur Sommer - l'homme qui souffre dans la solitude, et qui marche... parce qu'il ne peut pas faire autrement).

J'ajoute que (sans révéler ce qui se passe) la toute dernière rencontre de l'enfant avec Monsieur Sommer mériterait également que l'on s'y attarde.

Bref, je trouve que ce livre est très beau (comme tout ce qu'écrit Süskind) et dit beaucoup de chose ; sous l'asepct d'une petite historiette adressée également aux enfants, il remue des choses profondes, un peu comme les comptes d'antan.

Lucie a dit…

Merci d'avoir intégré votre lecture si complète de ce livre en commentaire.

Bien sûr, la souffrance évidente de M. Sommer m'a aussi troublée et la fin est à la fois tragique et magnifique (mais je ne voulais rien révéler). Dans le livre, on associe un diagnostic à sa douleur, peut-être a-t-il simplement les ailes brisées, nous ne le saurons jamais et je pense qu'au final, ce n'est pas ça le plus important. C'est de réaliser que, au fond, personne ne s'en est jamais vraiment soucié.

C'est vrai que la souffrance du petit garçon est infime en comparaison de celle de M. Sommer. Mais cette histoire de leçon catastrophique a fait remonter à la surface toutes ces confidences reçues au fil des années (j'ai cité trois exemples, mais il y en a malheureusement des dizaines et j'ai « récupéré » plusieurs élèves traumatisés par leur professeur précédent). Même si je réalise que personne n'acceptera jamais de raconter son histoire dans le cadre d'une enquête journalistique (même en changeant les noms), je me sens une responsabilité face à ces voix musicales étouffées, parfois de façon irrémédiable.

Karine:) a dit…

Ca m'aurait étonné, avec Suskind, que ça reste dans le drôle. Mais je suis quand même bien tentée de le lire, ce petit livre...

Venise a dit…

Voilà un livre qui a déclenché émotions et réflexions. Ce n'est déjà plus un "petit" livre :-).

Lucie a dit…

Karine: je pense qu'il vaut certainement la peine d'être lu. C'est une troublante réflexion sur notre société individualiste avant tout.

Venise: en effet... S'il ne change pas nécessairement une vie, il change certainement les regards.