L’ECM+ affectionne les projets hybrides, dans lesquels les
frontières entre les genres sont éliminées, une nouvelle carte de l’expérience
de concert se dessine sous nos yeux. Illusions,
présenté à la Salle Pierre-Mercure le 30 avril (le 22 mai à Toronto et le 26
juillet à Ottawa dans le cadre du Festival de musique de chambre) ne fait pas
exception à la règle.
Le programme s’articule adroitement autour du Trio pour
piano de Charles Ives, datant de 1910-11 (révisé en 1914-15), dans lequel le
compositeur revient sur ses années universitaires à Yale. Il sera interprété
par le Gryphon Trio, avec lequel l’ECM+ souhaitait collaborer depuis un moment,
lui aussi adepte des projets multidisciplinaires. « Des affinités étaient
évidentes, explique Véronique Lacroix, directrice artistique de l’ECM+. C’est
un groupe qui, comme nous, ne fait pas seulement du contemporain, mais intègre
des œuvres classiques à ses programmes. »
Trop peu joué, le Trio avec piano se révèle une porte d’entrée
idéale pour s’approprier l’univers du compositeur américain iconoclaste et son humour
si particulier. Le premier mouvement est constitué de deux lectures en duo puis
une en trio d’un même thème de 27 mesures. Le deuxième, TSIAJ (« This
scherzo is a joke »), aborde la polytonalité, les contrastes de timbres, et
intègre des fragments de chants folkloriques et de fraternités tout au long du
mouvement. (Une esquisse comprend d’ailleurs le sous-titre « Medley on the
Campus Fence ».) Le lyrisme du finale, presque romantique, semble en totale
opposition avec le collage de TSIAJ, mais Ives continue de multiplier les clins
d’œil, glissant par exemple une musique écrite pour le Yale Glee Club (qui n’avait
pas été retenue), traitée en canon par le violon et violoncelle, ou citant dans
la coda Rock of Ages de Thomas
Hastings au violoncelle, nous plongeant indéniablement dans une atmosphère des
plus populaires.
La forme d’arche du trio permettait de le scinder facilement
en trois segments et d’y greffer trois créations sans que celles-ci ne semblent
plaquées : Musique d’art pour
orchestre de chambre II de Simon Martin, Wanmansho de Gabriel Dharmoo et Wunderkammer
de Nicole Lizée. Trois compositeurs aux personnalités fortes, aux esthétiques uniques,
néanmoins complémentaires.
Le côté très ramassé de la pièce de Simon Martin devient
ainsi un écho au minimalisme du premier mouvement du Ives. Composée de cinq
sons microtonaux, une superposition de tierces majeures parfaitement calibrée,
elle joue avec la justesse des intervalles, en les isolant ou en les élargissant
par des frottements par exemple.
L’americana du
deuxième mouvement se fond dans l’exotisme et l’exubérance de la proposition de
Dharmoo, prolongement de ses Anthropologies
imaginaires, dans laquelle un chanteur qui vient d’Orient croisera deux
autres individus, une femme et un homme – ou peut-être bien un monstre –, tous
trois interprétés par Vincent Ranallo. L’effervescence de la partition rappelle
les fêtes foraines et les cirques d’antan, à leur apogée à l’époque d’Ives, assemblage
hétéroclite de démonstrations scientifiques, de freak shows et de prouesses physiques.
Wunderkammer de
Nicole Lizée (récente lauréate du Programme de mentorat des Prix du Gouverneur
général pour les arts du spectacle qui devient pour un an la protégée d’Howard
Shore), que l’on peut concevoir comme un triple concerto au très grand souffle,
complète le programme. Articulée autour de sept grandes sections, l’œuvre possède
une rythmique particulièrement complexe, de légères modifications de matériau
gardant le spectateur en haleine pendant 25 minutes.
Parfois traitées de façon abstraite en noir et blanc
(premier mouvement du Ives) ou misant sur une explosion de couleurs (dans le
Lizée), des vidéos originales de
Kara Blake et Corinne Merrell (qui ont notamment collaboré au film Le petit prince, sur nos écrans bientôt)
prolongeront cet univers vaguement décalé d’une époque en apparence révolue,
mais qui n’a rien perdu de son charme.
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