Révolté, révulsé, le vent racle la surface agitée du fleuve, en un long gémissement halluciné. Les vagues se liguent contre les récifs, grugeant quelques millimètres de roc à chaque assaut. Les oiseaux ont fui au large de l’estuaire, loin du lancinant chœur des damnés qui s’élève des flots. Sur le sentier, on distingue à peine une frêle silhouette, balayée de temps en temps par la force brute du vent. Elle progresse lentement vers la jetée, les mains serrées sur son torse, dans un futile effort de protection, les pieds glissés dans des bottes de caoutchouc qui avalent presque entièrement ses cuisses.
Parvenue à quelques mètres du quai, elle se déchausse précautionneusement. Elle aime sentir les cailloux effilés lui lacérer la plante des pieds, l’eau glaciale lui mordre les chevilles, le vent fouetter son visage. Comme tous les soirs, elle a revêtu son vieux chandail de marin, dont les manches trop longues lui donnent l’impression d’enfiler une camisole de force. Prudemment, elle en a humé le lainage, imprégné de l’air salin du large et de l’odeur légèrement musquée de sa peau. Les premières semaines, elle le tenait contre elle en talisman quand, fourbue de fatigue et de douleur, elle s’abandonnait à la puissance de ses cauchemars en hurlant son nom ou, si rarement, le rejoignait en rêve dans une crique à l’eau cristalline, désertée. Les nuits s’étaient muées douloureusement en mois et, maintenant, elle ne l’enfilait plus que lors de cette promenade vespérale quotidienne.
Malgré la houle qui gronde furieusement, elle s’assoit au bout de la jetée, les jambes repliées sous elle. En sortant la boîte de fer-blanc soigneusement conservée sur sa poitrine, elle sent le vent s’engouffrer malicieusement sous la maille tricotée serrée. Ses mamelons se hérissent sous sa langue râpeuse et elle étouffe un petit gémissement.
Combien de nuits dilapidées depuis son départ, dans l’attente, l’absence, l’anéantissement? Combien de caresses, de baisers, qui n’atteindront jamais leur but? Combien de mots criés face au vent? Combien d’heures passées à écouter le souffle du large, recroquevillée sur elle-même, dans l’espoir de capter sa réponse?
Elle extrait de son ciré une paire de ciseaux élimés, la dépose délicatement à côté d’elle. De la poche de son jean usé, elle retire une lettre dont le papier est presque devenu translucide à fort d’être manipulé. Même si elle peut en réciter le contenu par cœur, elle la déplie quand même et effleure du doigt le tracé d’un mot, le dessin d’une ligne.
Ma folle, mon océan,
J’ai pensé à toi il y a une seconde, une minute, une heure. Planant au-dessus du fracas étourdissant du bruit des moteurs, j’ai entendu ta voix, tentatrice, me chuchoter des mots tendres. J’ai goûté un instant le parfum de ta peau le matin après l’amour, ai senti tes boucles folles danser sur mon ventre. J’ai pensé alors que je t’avais séduite à coups de mots mais surtout de silences, que je t’avais abordée comme un flibustier, que j’avais dû te saborder sans m’en rendre compte, en noyant mon regard dans le tien, avec déraison.
Loin de toi, je suis en rade, égaré dans un lieu dont le paysage ne m’est plus familier. J’aimerais passer au travers de toi comme un bateau de pêche traverse le brouillard, cornant pour éloigner le danger. J’aimerais pouvoir déployer les voiles de notre amour comme on hisse pavillon. J’aimerais accoster en ton corps comme on s’approprie une île inconnue. J’aimerais m’amarrer en toi, maintenant et pour toujours.
Ton marin d’eau douce, ton pirate
En tremblant un peu, elle prend les ciseaux dans sa main. Une seule boucle folle s’échappe encore de sa chevelure sacrifiée. Elle la coupe, d’un geste sec. Le frottement des lames se marie un instant au mugissement du vent. Elle ouvre la boîte et couche la mèche à côté des autres, implacable rappel des jours passés loin de lui. Avec dévotion, elle la referme et dépose un baiser à sa surface. Une ultime fois, elle lui chuchote son amour. Une ultime fois, elle attend sa réponse.
Les flots viennent réclamer leur dû. Elle leur remet sans hésiter le cercueil métallique, les ciseaux défraîchis. Elle se relève lentement. Une douleur lancinante vient marteler son flanc. Elle grimace un sourire, mêle son souffle à celui du vent. Elle pose une main sur l’arrondi de son ventre et entreprend sa laborieuse remontée. Dans quelques heures, il sera là…
À écouter avec le Prélude de Debussy du même titre...
La toile, Miranda - The Tempest, est de John William Waterhouse.
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