Parfois, quand on met un livre dans son sac, on ne réalise pas sur le coup la portée de son geste. J'étais à la Bibliothèque nationale, histoire de ramasser des informations qui m'aideraient à rédiger des notes de programme et suis tombée, sur un rayonnage voisin, sur ce que je croyais être une biographie de Schumann. Je suis en préparation pour une nouvelle conférence, non pas pré-concert, mais présentée fin avril dans le cadre d'un
colloque consacré à l'autofiction francophone, sur un sujet peut-être un peu champ gauche: « La musique de concert comme véhicule de l'autofiction. »
Ma prémisse? À travers l’évocation de quelques œuvres-clés et des exemples musicaux
ciblés, je tenterai
de démontrer que les frontières entre autobiographie et fiction avaient
déjà été estompées bien avant 1977 et Doubrovsky par les compositeurs
classiques. L'élément déclencheur de cette proposition? Schumann. Alors que je travaillais ses
Fantasiestücke, j'ai réalisé que, s'il y avait un compositeur qui faisait de l'autofiction de façon assumée, c'était bien celui-là. Êtres chers qui deviennent personnages de pièces, personnalités du compositeur qui prennent tour à tour possession d'une page, lettres (représentant un lieu, une personne) dissimulées dans un thème, la liste de recours que l'on pourrait considérer littéraires sont multiples - et c'est peut-être bien pour cela que ce cher Robert fait partie de mon triumvirat.
Mon meilleur ami m'a tant vanté
Musiques de nuit que lorsque j'ai vu le nom de Michel Schneider apposé à celui de Schumann, je n'ai pas hésité. Je me suis dit qu'il pourrait peut-être proposer un regard autre sur le compositeur. J'étais loin de me douter que je deviendrais complètement happée par cet essai, certes très spécialisé, truffé de références bibliographiques et musicales. Il revient sur la folie de Schumann (son livre s'ouvre d'ailleurs sur la tentative de suicide du compositeur), tente de la définir, de tracer la fine ligne entre douleur et souffrance. Il plonge aussi dans l’œuvre, en expose les rouages, exemples musicaux précis à l'appui. On sent que Schneider aime Schumann, qu'il le comprend, de l'intérieur, car il s'est approprié sa musique pour piano, probablement en tant qu'interprète.
« La vie, le passage terrestre sont choses qui ne se possèdent pas, mais relèvent d’une dette. Ainsi de la musique de Schumann. Plus que toute autre, pour le pianiste qui la joue, elle est quelque chose qu’il ne possède pas, qu’il ne cesse de s’approprier, convaincu que la dette ne sera jamais acquittée. »
En me glissant dans les mots de Schneider, j'ai eu quelques révélations, sur la façon d'aborder certains thèmes des
Fantasiestücke par exemple, sur la nuance bien particulière entre humour et humeur contenu dans le même vocable allemand
Humor (que j'avais toujours trouvé ambigu dans les partitions), sur le fait que, même si je ne l'avais jamais admis, jouer Schumann n'est jamais synonyme de joie. Pas que l'opération soit désagréable, loin s'en faut mais, en effet, Schumann n'est jamais gratifiant pour les doigts, on ne peut jamais se rattacher à un trait de virtuosité efficace (comme chez Liszt), à un traitement en arpèges ou en accords brisés flamboyant (comme chez Beethoven), au plaisir de sentir sous ses doigts défiler de façon limpide des doubles croches (comme chez Mozart).
« Si l’on voulait résumer le trait essentiel de la musique pour piano de Schumann, on pourrait dire que la notion de mouvement n’y est jamais objective (elle ne l’est jamais absolument, même chez Bach), mais qu’elle est plus psychologique qu’esthétique. Plus que chez aucun compositeur, les mouvements sont mouvements de l’âme, inséparables du temps interne du musicien – ou de l’interprète -, dictés par une sorte de pulsation dans laquelle la subjectivité cède à l’inconscient. »
Mon but premier (étayer ma thèse) n'a été que partiellement atteint.
Certes, j'ai recopié quelques passages sur les lettres qui se glissent
dans l'une ou l'autre des pièces de Schumann, qui me permettront
d'articuler mon propos, mais cette lecture est allée bien en-deçà de la
collecte d'informations. Pour la première fois de ma vie peut-être, j'ai
eu une folle envie de m'approprier un livre, de surligner certains
passages, d'y laisser une part de moi. Je sais qu'un jour, j'y
reviendrai, qu'il faudra que je me le procure, qu'il aura sa place dans
ma bibliothèque de biographies de compositeurs. En rapportant le livre à
la bibliothèque tout à l'heure, j'ai eu du mal à m'en défaire. J'ai
considéré l'échanger contre le dernier roman de Schneider, mais je me
suis dit que je ne pouvais pas, pas encore, que ces mots-là devaient
encore vivre en moi avant d'être remplacés par d'autres.