Cette semaine, Espace libre et sa rue adjacente connaissent un lifting total, se transformant en spa (je l'admets, les bains-tourbillon disposés sur Coupal m'ont fait regretter d'avoir choisi le forfait « sec » plutôt que « mouillé »). Qui dit spa pense « bien-être », mais ici, de façon assez subversive comme plusieurs des initiatives de l'Action Terroriste Socialement Acceptable (ATSA), on aborde plutôt le bien-être mental et social. Doit-on se priver d'un instant de bonheur individuel si cela ne contribue en rien à notre bien-être collectif? Voilà une question troublante, que l'on se pose sans doute de temps en temps, mais à laquelle on appose rarement une réponse cohérente.
Une certaine effervescence anime les participants à ce Spa libre, il faut l'admettre. On sourit aux préposés qui nous remettent une robe de chambre, une carte avec notre numéro (qui nous permettra de prendre une consommation si désiré sans avoir à dissimuler des billets dans notre bikini), une interjection plastifiée. On se dévêt, en maillot ou en « mou », dispose nos effets dans un sac qui sera déposé dans un casier barré. On note un numéro d'identification sur notre poignet gauche.
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Crédit photos : Aurélie Jouan |
On se presse vers le hall d'entrée de la salle, avec ces 80 autres qui ont répondu à l'appel, après avoir pris soin de remplir un questionnaire « bien-être » (sur place ou en ligne) plutôt intéressant. On retrouve quelques amis, on rigole un peu, pas encore nerveusement. Les portes s'ouvrent et nous sommes invités à enlever nos chaussures et à nous trouver un endroit sur le tapis. Un clocher d'église est disposé comme une ogive au plafond de la salle. Mylène Roy, notre prof de yoga pour la soirée, tente d'abaisser nos battements cardiaques, tâche quasi impossible, un colonel d'armée désabusé nous houspillant copieusement en contrepoint. On finit par se joindre au groupe, tentant quelques positions plus ou moins improbables. Là aussi, impossible de lâcher prise car, à chaque fois que l'on porte les yeux sur l'écran devant, on se retrouve confronté à des scènes de pauvreté, de torture, de violence, dont la puissance a malheureusement été émoussée à force d'avoir été bombardées au téléjournal. Au deuxième niveau, un trader (Jean-François Nadeau) donne ses ordres pour des rachats d'actions, une masseuse (Geneviève Rochette) décrit le dos de son patient comme la carte d'une Afrique dévastée.
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Crédit photos : Aurélie Jouan |
On nous dirige ensuite vers le sauna sec (pour ceux qui ne sont pas en maillot) ou la douche (pour les autres, qui portent le carré rouge, clin d’œil amusant, au revers de leur robe de chambre blanche). Le malaise s'installe alors franchement. Il fait chaud, on manque d'air, les lumières rouges au plafond rendent le tout férocement glauque et nous sommes bombardés de voix inintelligibles. On se met alors à regarder son poignet, « tatoué » d'une lettre et d'un chiffre et on se dit que les instants avant de mettre les pieds dans la chambre à gaz devaient ressembler à cela. Une dame enceinte près de moi a commencé à s'inquiéter. (Elle a été gentiment accompagnée dans un endroit plus frais.) À un moment, la porte s'ouvre et ceux en maillots ont été rafraîchis par des jets d'eau et une petite course autour de l'Espace libre. (La température était moins que tropicale samedi soir.)
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Crédit photos : Aurélie Jouan |
On retrouve ensuite le confort relatif de la salle, les tapis ayant été remplacés par une chaise de sauveteur, un faux segment de piscine et un bain sur pattes. On entre alors dans le segment plus « social ». Des représentants de divers organismes (Greenpeace, Amnistie internationale, L'inconvéniant...) nous invitent à signer leurs pétitions. Geneviève Rochette réfléchit au bien-être collectif avant de se faire couler un bain (il ne restera plus d'eau, bien sûr), puis devient reporter et nous parle des raisons menant à une certaine apathie - pour ne pas dire à une apathie certaine - de la population, avant que le reportage ne s'interrompe, car on annonce un coup d'état, angle Fullum et Coupal. Jean-François Nadeau, juché sur la chaise de sauveteur, arrose gentiment quelques participants avec un fusil à eau et puis, il galvanise la foule, qui scande, dans un beau fouillis, les slogans remis à l'entrée (ou d'autres, impossible de décrypter le tout). Des mascottes serrent dans leurs bras quelques chanceux (j'ai eu droit à un câlin d'Anarchopanda - ou pandette dans ce cas-ci), des rafraichissements sont distribués. On nous invite ensuite à discuter avec nos voisins des gestes posés au quotidien pour atteindre le bonheur (individuel ou collectif).
Ce premier projet théâtral de l'ATSA demeure intéressant, mais reste pour l'instant un peu embryonnaire. Une fois la brèche ouverte, le malaise installé, une autre intervention plus « musclée » m'aurait semblé nécessaire pour que l'opération puisse se révéler entièrement efficace. On aurait par exemple pu « forcer » la parole en faisant passer un micro dans le groupe. (Si notre petit groupe a discuté du « thème imposé » pendant une minute ou deux, il faut bien admettre que rien de particulièrement concluant n'en est sorti.) On aurait pu également proposer un dernier segment théâtral qui aurait pu mener ceux présents à poser des gestes concrets.
Je suis sortie d'Espace libre certes habitée par ce qui venait de se passer, mais avec l'impression d'avoir dû quitter avant la fin. N'empêche, je rêverais de voir le tout présenté comme événement gratuit d'un quelconque festival, histoire de ratisser plus large. Et puis, je dois bien admettre que, le lendemain matin, quand j'ai vu à mon poignet le numéro qui m'avait été assigné (F52), cela m'a de nouveau donné froid dans le dos. En frottant un peu, il est disparu en quelques secondes; d'autres en portent encore, sans pouvoir jamais l'oublier.
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