dimanche 28 juillet 2013

5018 rue Cartier – L’art de la conversation : théâtre social revisité

Dans La présentation de soi, Erving Goffman, sociologue et linguiste, l'un des principaux représentants de la Deuxième École de Chicago, évoque la vie sociale comme une scène de théâtre, avec ses acteurs, son public et ses coulisses (un lieu qui nous permet de contredire l'impression donnée en représentation). Nous pouvons endosser plusieurs rôles – sans que l'un soit plus vrai que l'autre – ou intégrer une distance par rapport à notre jeu. Goffman parle de fausse note quand un ou plusieurs impairs commis par les participants peuvent susciter un malaise général. Pour pallier ceux-ci, nous développons des techniques de protection, qui peuvent par exemple prendre la forme d'échanges réparateurs ou d'aveuglements par délicatesse. Dans le laboratoire théâtral 5018 Cartier : L’art de la conversation, les dramaturges Maxime Champagne et Léo Loisel ont inversé les paradigmes de Goffman en faisant le pari que le théâtre pourrait mener à une série d'interactions sociales avec et entre ceux assistant à ce déambulatoire sympathique, sis dans un 5 ½ comme d’autres. Utopique?


D’entrée de jeu, les spectateurs/participants se trouvent confrontés à une donne qui leur échappe. Assemblés dans la ruelle adjacente à l’appartement, certains poursuivent leur discussion; d’autres se demandent si le voisin en train de fumer sur son balcon ne fait pas partie du spectacle. Avec le sourire, Maxime Champagne note les noms, avant d’expliquer brièvement la théorie de Goffman et de rappeler à la plupart des souvenirs volontairement enfouis de cour d’école, alors que les chefs choisissaient leurs coéquipiers. À ma grande surprise, j’ai été recrutée comme premier choix par Léalie Ferland-Tanguay, qui servirait de guide à notre petit groupe de six au cours de la soirée. Une fébrilité certaine se faisait sentir, tant du côté des comédiens que du public (constitué en bonne partie de collègues de l’École nationale de théâtre, de parents et amis), mais tous semblaient avoir accepté qu’ils ne pourraient qu’exercer qu’on contrôle relatif sur la suite des événements.

Premier arrêt obligé : la salle à manger, histoire que les comédiens se présentent en toute simplicité. Un absent, un autre Maxime, en retard un soir de première, est évoqué en surface, avec un brin d’exaspération. Chaque groupe se dirige alors vers une pièce de l’appartement (nous étions sur le balcon avant) pour faire connaissance. On apprend que l’un aime la lecture, l’autre les marches en forêt, qu’une troisième partira en voyage en Algérie dans quelques jours... Une troupe hétéroclite, pourtant liée par une certaine curiosité.
Retour au point d’ancrage, alors que Maxime Champagne tâte le pouls, instillant un souffle à peine insidieux de malaise en demandant à l’un des chefs d’équipe s’il a déjà un « préféré ». (La réponse s’est bien sûr avérée négative.) Nous sommes ensuite invités à devenir dramaturges, en suivant Léo Loiselle, d’abord dans la chambre à coucher, puis dans le salon (l’autre moitié fera le parcours inverse), où se jouent deux scènes de séduction, l’une volontiers plus 21e siècle que l’autre. En tapant sur l’épaule gauche de l’intermédiaire, on intime à la jeune femme de poser des gestes et inversement. Le quatrième mur disparaît, mais une certaine réserve demeure, histoire peut-être de respecter l’intégrité des comédiens.

Le fameux Max, qui a téléphoné pour s’excuser peu avant (on a pris soin de le mettre sur haut-parleur, bien sûr), débarque en catastrophe sur les lieux, grain de sable dans l’engrenage, première « vraie » fausse note. Une joute oratoire hargneuse s’engage entre Laurent Bélanger et la « victime », qui tente désespérément de remettre le spectacle sur les rails. D’autres comédiens interviennent, mais du bout des lèvres. Dans le public, on hésite. Peut-on arrêter le carnage? Le lien tissé est-il suffisamment fort? Certains rient un peu nerveusement, d’autres choisissent le retrait. Les deux amis finissent par se réconcilier, et entonnent Ma préférence de Julien Clerc à tue-tête, soutenus par quelques membres du public quand un claquement détourne l’attention.

Retour dans la chambre alors que l’on apprend que la jeune sœur d’un des comédiens vient encore de faire une fugue. Les deuxièmes rôles se déclinent ici dans le registre de l’empathie, jusqu’à la fusion du groupe dans le salon/salle à manger, qui se retrouve invité à danser un slow, boule miroir incluse. Une main sur la taille, l’autre dans les cheveux, avec une certaine délicatesse, geste qui aurait été perçu comme déplacé une heure auparavant, devenu tout à fait acceptable maintenant. Troublant.

Nous regagnons ensuite notre lieu-dit, nous installant cette fois dans les marches. Léalie veut nous confier quelque chose d’intime. Proposition théâtrale? Vérité? La question reste entière, mais un réel échange s’amorce, à partir de situations vécues, de valeurs partagées. Un lien véritable semble établi. (Le groupe de l’amie qui m’accompagnait a discuté de façon plus théorique, écho à la dispute qui avait éclaté précédemment entre les deux comédiens. Un autre registre donc entièrement.)

Pendant que certains s’épanchaient, d’autres préparaient un party de Noël, sapin inclus, événement annuel sans aucun doute la plus proche d’une représentation théâtrale. Des bouchées circulent, le mousseux est ouvert. Des babioles sont offertes à un membre de chaque équipe, de façon personnalisée toutefois, ainsi qu’au père d’un des interprètes, dont on célébrait l’anniversaire. On réalise que, une heure ou deux encore et de nouvelles amitiés se seraient probablement tissées. Trois Polaroïds du groupe sont pris, que tous regardent prendre vie.

Pendant un instant, grâce au théâtre, nous avons choisi de faire partie d’un ensemble. Quand les comédiens disparaissent par la porte arrière, un par un, on ressent un petit pincement. On agite la main, souffle un bisou. L’audacieux pari initial a été relevé.

2 commentaires:

Topinambulle a dit…

Une expérience rassembleuse, dont on se souviendra :)
Merci pour ce partage, Lucie ! En te lisant, j'ai l'impression de revivre en images cette soirée.

Lucie a dit…

Je suis certaine que nous en garderons souvenir... on ne peut pas dire cela de tous les projets théâtraux/artistiques...
Es-tu devenue amie FB avec « ton » comédien?