Il y a des livres qui traînent longtemps dans notre PAL avant que, un beau jour, on ne les en extraie. Mon exemplaire grand format du Journal de Marie Uguay aura connu un destin autre.
Acheté sur la recommandation de Dominique, libraire chez Olivieri (maintenant copropriétaire de TuliTu à Bruxelles), il a presque aussitôt été relégué à ma table de chevet, pourtant très rarement encombrée. (On y retrouve ces temps-ci Le marteau sans maître de René Char, que je savoure à petites doses, surtout que je dois couper les pages reliées au fur et à mesure.) En juin 2012, il m'accompagnerait en France, mais ne serait ouvert qu'au retour, dans l'avion. Au fil des mois qui ont suivi, je le feuilletterais de temps en temps, en lirais quelques pages, puis il reposerait de nouveau, intouché, parfois pendant des mois.
Quand j'ai déménagé il y a deux ans, j'aurais pu le mettre dans mes rayons, lui faire rejoindre les autres titres de ma PAL. Que nenni. Il a été déposé une fois encore sur ma table de chevet, attendant le moment où... Il y a quelques semaines, j'ai terminé cette lecture, avec une fièvre presque dévorante, souvent bouleversée par ces pages magnifiques de Marie Uguay, par la profondeur de ses réflexions sur l'écriture, le regard posé sur son quotidien (et sa maladie), la poésie avec laquelle elle évoque cet amour impossible pour Paul, son médecin traitant. Impossible aussi de ne pas être soufflé par l'immensité des sentiments du photographe Stéphan Kovacs qui a partagé sa vie, lui le responsable de la mise en forme, des annotations et de la présentation de l'ouvrage, alors qu'elle parle d'un autre avec une telle fièvre. (Peut-on parler ici de licence poétique?) Le temps était sans doute venu de la vraie rencontre.
De nombreux papillons de couleur ont accompagné ma lecture, témoins du temps qui passe, des thèmes qui m'interpellaient le plus selon les époques, souvenirs du côté absolument incontournable (pour moi du moins) de cette lecture.
Je m'en voudrais de ne pas partager avec vous quelques perles...
« Pour créer, il faut tout désapprendre, il faut douter de tout, regarder chaque chose avec étonnement, détruire les formes et produire des sens multiples, fluctuants et émouvants. » (p. 181)
« Mon œuvre ne doit pas dévorer ma vie, mais la multiplier, l’éclairer, lui apprendre à dépasser les frontières. Reculer l’impitoyable méprise entre le concret et le mot, entre la médiocrité du vécu et l’intensité du regard. » (p. 217-8)
« Il faudrait que la phrase naisse, que le rythme s’instaure, mais les mots tintent approximatifs, dérisoires, fugitifs. L’impossibilité d’écrire m’occupe bien plus que l’écriture elle-même. » (p. 245)
« Je suis heureuse, je voudrais que cette vie ne cesse jamais. Montréal est à moi comme un beau "désordre universel". Je l’aime partout, tout le temps, à toute heure (même en anglais). Je ne pourrais pas quitter cette terre, cette aisance, ce laisser-aller de ciel et de terrains vagues. Se lever tard ou tôt ne change rien. Aller au cinéma, c’est ma messe. Le rituel m’enchante. Mes poèmes sont des films fulgurants, furtifs, fixes. » (p. 270)
« Que serions-nous sans la beauté, que nous resterait-il d’humanité? Sans Schubert, sans les Baigneuses de Renoir, sans la poésie d’Apollinaire, que serait le monde? Sans ces montagnes magnifiques et ce lac splendide comme un paysage japonais, qui serions-nous et comment pourrions-nous vivre, qu’est-ce qui nous retiendrait? Sans ce visage aimé dont toute beauté nous semble jaillir, comment pourrions-nous continuer de vivre? » (p. 313)
« Tant que l’on peut écrire sur son angoisse, c’est qu’elle est encore familière, du moins qu’elle ne transforme pas encore entièrement le monde, mais nous le rend seulement malaisé et terrifiant. La maladie me fait atteindre des niveaux d’angoisse tels que le monde me devient complètement étranger et hors des limites mêmes de la terreur, c’est-à-dire dans l’insignifiance totale. Aucun mot n’a d’emprise sur la réalité, cette réalité qui me rejette. Je ne puis plus écrire, j’en suis doublement malheureuse, doublement angoissée, encore et plus seule. C’est une solitude inaltérable que même la création n’arrive pas à rompre. » (p. 315, déchirants derniers mots du journal, avant le décès prématuré de la poète)
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