lundi 12 novembre 2012

Une étrange histoire d'amour

« Nous devons jouer notre vie à la première lecture, m’as-tu dit, et suivre la partition que le destin, chaque jour, nous met sous les yeux. » Tu m’as étreint, et tu as continué. « Vivre, au fond, n’est qu’une habitude sordide. Obligations, affections, devoirs. N’oublie pas : la vie est suspendue à un fil, mon petite Hannes. » 
Si je ne fréquente pas beaucoup les biographies (à part celles que je dois consulter quand je rédige des notes de programme), j'admets un penchant immodéré pour les textes qui traitent de musiciens ou nous permettent de connaître la musique de l'intérieur. Une étrange histoire d'amour se veut une relecture poétique de l'étrange triangle Johannes Brahms, Robert et Clara Schumann. Longue lettre de Brahms à Clara alors qu'il sent ses derniers instants venus et qu'elle a elle-même rendu son dernier souffle, le roman suppute, suggère, oriente, mais refuse de prendre entièrement  position. Et si, au fond, la passion de Clara et Johannes avait été de courte durée? Si l'ombre de Robert, interné, lui avait porté le coup fatal? Si Robert, parfaitement lucide, avait feint la folie pour empêcher sa femme de tomber dans les bras de son successeur en musique?

Luigi Guarnieri possède une plume habile, qui rend bien les demi-teintes de ce lien qui ne sera sans doute jamais élucidé. (Au fond, tant mieux, une histoire d'amour doit-elle nécessairement devenir publique parce qu'elle a été vécue par des artistes célèbres?) Il y évoque bien sûr la musique, qu'elle soit en gestation sur un manuscrit ou qu'elle devienne sublimée une fois entendue.
« J’étais enfoncé dans le fauteuil de velours cramoisi, visage anonyme et perdu parmi ceux de centaines de spectateurs, et pourtant il me semblait que tu ne jouais que pour moi, moi seul, et tes notes ne parlaient qu’à moi, qui fixais ta robe couleur d’encre, remarquais le rouge sur tes joues, et espérais te voir rester là pour toujours, clouée au tabouret, les yeux rivés sur la partition, un sourire grave à peine esquissé aux lèvres. » 

Il nous propose également une certaine peinture d'époque, articulée principalement autour de moments du quotidien plutôt que d'événements historiques. Il s'attarde par exemple à la relation du jeune Brahms (on oublie trop souvent que le compositeur n'a pas toujours été un vieux barbu ventripotent et ronchon) avec les enfants Schumann qui, chacun à sa façon, crient l'absence, du père aimé puis de la mère, toujours en tournée. Si, au début, les puristes se rebifferont peut-être un peu en découvrant les hypothèses avancées par Guarnieri (et les plus littéraires sur quelques étranges dissociations entre le je et le il, comme si Brahms parlait de lui à la troisième personne du singulier, choix improbable dans une lettre), ils finiront sans doute comme moi par se plier au rythme particulier de l'auteur, à la tendresse exacerbée qui déborde de ces pages, au respect qu'il porte à ses personnages, peut-être plus réels, plus incarnés dans cette fiction qu'ils ne l'ont jamais été dans les biographies traditionnelles. Cette étrange histoire d'amour n'a-t-elle pas permis à nombre de chefs-d’œuvre de voir le jour? Après tout, comme l'affirme fort joliment l'auteur, « … l’amour est-il autre chose qu’une musique jamais entendue? »

4 commentaires:

Anne a dit…

Je dois avouer que j'ai essayé de le lire et n'ai pas été très emballée, j'ai abandonné faute de temps... Pourtant cette histoire d'amour m'intéresse.

caro_carito a dit…

J'aime la dernière citation....

lewerentz a dit…

Aimant énormément Schumann, pendant longtemps, j'ai détesté Brahms "pour principe, parce qu'un ami m'avait raconté qu'il aurait été amoureux de Clara". Non mais ! ;-) Mais lorsque ce même ami m'a fait écouter le 2e concerto pour piano et les sonates piano-cello de Brahms, je n'ai pu qu'admettre la beauté de ces pièces. Depuis, j'aime bien Brahms et sa musique même je préfère toujours "ce pauvre Schumann" ;-) Bref, tout cela pour dire que j'ai vu ce roman en librairie mais n'étais pas très tenté et attendais ton avis.
A part cela, as-tu déjà lu la correspondance Schumann/Clara avant leur mariage ? D'un romantisme achevé mais... on a tous nos faiblesses ! ;-)

Lucie a dit…

Anne: ça m'a pris un petit moment avant d'y entrer vraiment.

Caro: oui, n'est-ce pas magnifique?

Lewerentz: moi aussi, je suis plus Schumann que Brahms, mais en même temps, il y a des trucs tellement intéressants chez Brahms que ce serait bête de bouder son plaisir.

Oui, j'ai lu leur journal à quatre mains: quelle exaltation! Malheureusement, cela a été de courte durée.