jeudi 12 septembre 2013

Moi, dans les ruines rouges du siècle: fleur au milieu des décombres

« Bonsoir | Je m’appelle Sasha | L’histoire que vous allez entendre | Je ne sais pas pourquoi je la raconte | Peut-être d’ailleurs que je ne la raconte pas vraiment | Peut-être que c’est elle qui se raconte malgré moi | C’est donc l’histoire d’une vie qui va se raconter à travers moi | Et cette vie | C’est la mienne. »
Un comédien d’origine ukrainienne qui refuse de constamment regarder en arrière. Un dramaturge né au Québec de parents égyptiens qui sait parfaitement transmettre le métissage culturel dans lequel nous vivons. Cinq interprètes qui donnent la pleine mesure de leur talent. Il ne faut pas se surprendre que Moi, dans les ruines rouges du siècle d’Olivier Kemeid, d’après la vie de Sasha Samar, repris ces jours-ci au Théâtre d’Aujourd’hui, se soit mérité la saison dernière le prix du meilleur spectacle-Montréal remis par l’Association québécoise des critiques de théâtre (AQCT).

Photo: Stéphanie Capistran-Lalonde
Tout au long des 110 minutes que dure la pièce, le spectateur passera du rire franc aux larmes, sentira son cœur se serrer quand l’homme accompagnera les derniers instants de son père ou serrera enfin dans ses bras sa mère, rêvera avec cet enfant de trois ans qui s’entretient avec Youri Gagarine, se révoltera contre la violence latente d’une relation malsaine, vivra la série du siècle autrement, percevra la chute du régime soviétique de l’intérieur. Il aura l’impression que le cadeau que l’auteur a fait à son personnage principal, sans doute l’un des plus beaux que l’on puisse recevoir, s’adresse aussi un peu à lui, par la magie de ces mots finement ciselés. (Le texte paraît d’ailleurs ces jours-ci chez Leméac et on a indéniablement envie de s’y replonger.)

La pièce est si habilement construite qu’elle pourrait continuer à vivre sans la présence de Sasha Samar. Néanmoins, dans le rôle de sa vie – mais comment fait-il pour la raconter, soir après soir, avec les mots d’un autre? –, il bouleverse indéniablement, se consumant de l’intérieur, fièvre contenue qu’il ne peut s’empêcher de partager.

Photo: Stéphanie Capistran-Lalonde
Au milieu cette famille qui ne réussit pas à se définir entièrement, entre un père qui mourrait sans son enfant (Robert Lalonde, tantôt déchirant de retenue, tantôt explosif) et cette mère qui l’a laissé derrière un matin (Annick Bergeron, aussi convaincante en femme libre qu’en mère qui n’a jamais entièrement pu accepter la portée de son geste), Sasha nous sert de guide. À travers son regard, on devient témoin du vernis soviétique qui craque, des rêves de grandeur qui s’effondrent, de la technologie qui se révolte contre l’homme. On retrouve Nadia Comaneci (décapante Sophie Cadieux, offrant également une Ludmila troublée exceptionnelle), Guy Lafleur qui mate l’équipe soviétique (belle performance d’Annick Bergeron en commentatrice sportive grande tragédienne). On vibre aussi devant la puissance de l’amitié, comme celle qui lie Sacha et Anton, incarné avec une rare prestance par Geoffroy Gaquère, pour qui le rôle d’une vie est celui de Lénine. (Jeu, mise en lecture, lecture, codirection du Festival du Jamais lu : y a-t-il quelque chose que Gaquère ne sait pas faire?)

J’ai assisté à la représentation au milieu d’un fort contingent d’élèves du secondaire. J’ai serré les dents un instant. Sans raison aucune. En effet, je n’ai pas entendu un seul adolescent chuchoter, rigoler ou s’agiter sur son siège. Preuve, une fois encore que, sous leurs abords insouciants, ils peuvent encore et toujours se laisser toucher par un grand texte, se laisser raconter une histoire, surtout quand celle-ci juxtapose la petite et la grande.

Si vous n’étiez pas en salle l’année dernière, vous avez jusqu’au 21 septembre pour voir la pièce. (Elle sera ensuite présentée à Ottawa du 25 au 28 septembre.) Surtout, n’oubliez pas en sortant de mettre la main sur le deuxième numéro de 3900, une parution soignée qui propose notamment le tour de ville de Sasha Samar, un entretien avec Luc Picard (qui remontera cet automne sur les planches) et une classe de maître avec Guy Nadon (article de Guillaume Corbeil).

3 commentaires:

Venise a dit…

Tu es convaincante, tu donnes le goût, surtout que je n'étais pas en salle l'année dernière (sic).

Tu vas jusqu'à conseiller de partir avec le numéro 3900, tu es une ambassadrice de l'entrée jusqu'à la sortie.

Lali a dit…

Une soirée exceptionnelle et inspirante!
Merci Lucie!

Lucie a dit…

Venise: j'avais ramassé le premier numéro de 3900 en juin, mais n'avais pas été aussi séduite. Celui-ci, je l'ai lu en entier, de la première à la dernière page! :)

Lali: Heureusement que nous n'avons pas raté cette seconde chance de voir la production!