jeudi 17 avril 2014

David Fray: transcender le déséquilibre

Photo: Paolo Roversi
Je n'avais pas entendu David Fray en salle depuis octobre 2008 (le temps passe!), mais l'ai suivi d'assez près sur disque, son album des concertos de Bach (et même celui de deux concertos de Mozart) se retrouvant assez régulièrement dans mon lecteur. Il proposait hier soir à une salle Bourgie bondée un programme exigeant, comprenant un doublé de toccates et de partitats de Bach, chaque paire permettant de dresser un portrait complémentaire des tonalités de mi et do mineur. (Il avait également joué avec le concept de la tonalité  cette fois-là si mineur  en 2008.)

Toujours perclus de tics, adossé dans sa chaise et le corps courbé sur l'instrument, le regard un peu vague quand il entre en scène, David Fray continue d'évoquer physiquement Glenn Gould, mais la ressemblance s'arrête là, le pianiste français privilégiant une approche disons plutôt romantique des œuvres de Bach – comme les aurait relues Busoni par exemple. (Il ne faut sans doute pas se surprendre que Fray ait choisi Nun komm, der Heiden Heiland de Bach-Busoni en bis.) La sonorité se veut certes plus orchestrale que fidèle à celle du clavecin, mais cela ne choque en rien, tant la compréhension des multiples strates du texte relève de l'évidence. La nature percussive de l'instrument disparaît au profit d'un traitement des couleurs, des passages de la Toccate en mi mineur rappelant indéniablement certains des gestes de l'opéra baroque. On regrettera tout au plus que la dernière section de la même toccate ait été un peu trop traversée par la pédale, nous privant en partie du plaisir purement digital que l'on souhaiterait associé au genre.

Dans la Partita en mi mineur, dont le premier mouvement devenait de façon assez habile prolongement de l’esprit de la toccate qui l’avait précédée, le musicien a fait preuve d’un véritable travail d’orfèvre sur le phrasé, la résolution de chacune des tensions harmoniques se révélant parfaitement contrôlées. L’élément de danse inhérent à chacun des segments demeurait très présent, même si la courante (comme celle de la Partita en do mineur d’ailleurs) s’est trouvée bousculée à la limite de l’intelligibilité. Alors qu’il avait su démontrer une poésie étonnante dans tous les passages pianissimo – souvent sublimes de beauté retenue –, Fray ne m’a curieusement pas convaincue dans ses Sarabandes, la douleur poignante du texte étant occultée par une impression de vouloir rester sciemment en retrait de la charge émotive du texte.

Après une Toccate en do mineur réussie, particulièrement dans la dernière section, l’interprète français a opté pour quelques choix de tempos intrigants dans la « Sinfonia » de la Partita de même tonalité. Refusant une opposition tranchée entre l’introduction et la première section (qui devenaient ainsi plus complémentaires que contrastantes), il a ensuite explosé dans la troisième section, laissant l’auditeur à bout de souffle. Si l’ensemble semblait se tenir d’un seul montant dans la première partie, cette fois, on avait parfois l’impression de rentrer et de sortir de la Partita, certains choix séduisant franchement (magnifique travail sur le « Cappricio » notamment) et d’autres paraissant plus tirés par les cheveux. Ayant moi-même travaillé cette Partita, j’admets d’emblée des vues disons plus arrêtées sur certaines articulations ou nuances. Néanmoins, même quand certaines décisions ne me convainquaient pas, j’avais la certitude d’être mise en face d’une véritable interprétation, m’ayant permis de concevoir autrement certains des rouages de l’œuvre.

Trop peu d'artistes aujourd’hui nous questionnent de la sorte quand nous allons au concert; je continuerai de suivre le parcours atypique de David Fray avec attention.  

 


Le programme du concert proposé hier à Montréal, donné l'année dernière à Budapest.

2 commentaires:

Danalyia a dit…

Je l'ai justement vu et écouté hier, dans le même programme, sur la chaîne musicale Mezzo. Une interprétation qui ne m'a pas laissée indifférente, comme une relecture de "mon" Bach... Je ne dirais pas que j'ai été tout à fait convaincue, mais c'est peut-être à cause de l'image du pianiste, qui "parasitait" un peu ma réception de la musique (trop de gros plans sur son visage crispé, ses doigts tremblants). Je vais écouter un enregistrement pour me faire une idée plus objective...

Lucie a dit…

Déjà, la vidéo que j'ai inclus n'a que la partition qui défile à l'écran. C'est en effet moins parasitant.