« Gros samedi de canicule au Manoir. La climatisation peine à composer avec l’indice humidex, et ce, avant même que les salles ne se remplissent des corps chauds et agités de leurs convives. La sueur imprime déjà ses ombres aux charnières des corps, aux coutures des chemises, en imbibe les cols et les manchettes sans qu’on ait encore eu à sortir sur les terrasses plombées de soleil. »
Le narrateur de ces histoires qui s'imbriquent les unes dans les autres - Paul Auster, adroitement intégré en filigrane du segment new-yorkais, ne mentionne-t-il pas dans Cité de verre que l'essentiel n'est pas tant les liens des histoires avec la réalité, mais plutôt ceux entretenus entre elles? - se décrit comme un serveur entre deux âges (on lui donnerait la trentaine), maître d’œuvre d'une redoutable efficacité quand vient le moment d'empoisonner adroitement le quotidien de ses collègues de travail, de ses voisins ou encore de vulgaires inconnus. Il n'hésite pas à utiliser les grands moyens pour que s'érigent devant nos yeux une série d'imbroglios délicieusement inspirés, plus cruels les uns que les autres. On se sermonne presque de trouver ses plans maléfiques proprement jouissifs. Admettons-le pourtant franchement. Ne nous sommes-nous pas tous, à un moment ou l'autre, suffisamment ennuyés lors d'un mariage pour souhaiter mettre le feu aux poudres de la soirée et n'avons-nous pas tous rêvé de rabattre le caquet à certains rustres?
« Ayant d'abord salué le Jean-François d'un air affligé, on enchaîne très rapidement en s'excusant de ne pas avoir retourné ses appels et on l'informe en affichant ma mine la plus manifestement désolée qu'on a enfin obtenu les résultats des test qui, malheureusement, sont positifs. Avant que le Djièfe ait pu traiter, sous le bât serré de sa casquette Oakley, ces informations livrées en rafale, j'esquisse une dernière moue accablée avant de repartir en trombe sur le feu qui vient de passer au vert, laissant Dièfe en plan avec sa Vanesse, les couinements de leur Paris et toutes les questions qui jaillissent dans l'habitable de sa Honda modifiée. »
Le narrateur est-il mythomane? Est-il franchement méchant? Et si les descriptions du Manoir, du Mile-End, du Variétés Delphi du titre (admirablement servi par les descriptions du lieu), les passages alambiqués lus dans des livres qui lui sont envoyés du Portugal (l'un de nombreux clins d’œil admis au Sermon aux poissons de Patrice Lessard), les enchevêtrements narratifs qui donne tout à coup envie de relire Robbe-Grillet (il faut le faire!) n'étaient qu'un écran de fumée? Et si, au fond, la vraie histoire était en train de s'écrire ailleurs, dans un appartement de la banlieue de Québec, dans la brume de souvenirs douloureux, qui ne peuvent être admis - admissibles - que traités à travers le filtre de la fiction?
« Alors, il faut mettre, une fois de plus, le feu aux poudres de la fiction. Il faut reprendre le collier, creuser les sillons et s’enfoncer à nouveau dans mes histoires pour donner une forme à tout ce qu’on a laissé derrière et qu’on arrive pas à oublier. Il faut tout raconter, fabriquer et fabuler pour donner une voix à lulus à ce que j’ai eu si peur de perdre qu’il m’a fallu, comme un con, abandonner. »
C'est ici que l'auteur démontre toute sa puissance. On aurait pu refermer le livre, heureux d'avoir ri aux dépends de son prochain, d'être devenu « la méchante »; cela aurait même pu se révéler suffisant. Pourtant, ce livre comporte tant d'autres strates - dont certaines échappent sans doute à une première lecture -, d'hommages discrets ou empressés à certains maîtres de la littérature (cités en index), à New York, aux voyages dont on ignore la finalité - ou la fatalité. On retiendra aussi, contrepoint complémentaire à cette délinquance assumée, la tendresse émue que porte un père dépassé par les événements à sa petite princesse à lulus. Chapeau!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire