Connaît-on Jean Genet? Il est étudié, analysé, ses pièces continuent d’être montées, mais, au fond, que sait-on vraiment de l’homme derrière l’auteur, qui n’avait de cesse que de bousculer le lecteur, le spectateur, son entourage? Catherine Boskowitz a choisi de se servir de sa dernière entrevue, accordée à la BBC, Genet se positionnant de son plein gré comme acteur de cette ultime comédie, « créée » en juillet 1985, un an avant sa mort, pour articuler sa pièce – son collage? –, créée à Confluences à Paris en 2010, objet théâtral qui voyage depuis, aussi bien en Europe que sur le continent africain. Elle se met elle-même en scène, dans le rôle de Nigel Williams, journaliste de la BBC, feuilles de notes au poing, caméra braquée sur son sujet, dont l’image se retrouve parfois projetée sur un vieux téléviseur.
D’entrée de jeu, Boskowitz ne refuse pas le malaise, souhaitant redéfinir le rôle même du spectateur, face à lui-même aussi bien qu’aux mots des autres tout au long du spectacle. Le public, dans des estrades distribuées sur deux axes perpendiculaires, s’assoit au son de la voix de Genêt et une projection partielle, qui permet aux sous-titres (traduction anglaise du propos) de retenir l’attention, sur quatre panneaux (référence sans doute aux Paravents du dramaturge) placés légèrement de guingois. Le silence s’installe ensuite, voile diffus qui devient peu à peu plus oppressant, en un 4’33’’ nouveau genre et puis, enfin, une voix s’élève, on ne comprend pas tout de suite d’où, grâce à la semi-obscurité ambiante. Dieudonné Niangouna s’incarne, se mêle aux spectateurs, qu’il frôle, déstabilise, qui ne réalisent pas encore que le maître du jeu n’est pas celui que l’on croit, que les rôles peuvent basculer à tout moment, les digressions intégrées à la trame narrative se fondre en dérapages.
Boskowitz commence son interrogatoire, précautionneusement. Genet se rebiffe, mais accepte de se révéler en partie. Il évoquera avec réticence la colonie pénitentiaire de Mettray, première cellule qui l’accueillera au cours d’une série de larcins, où il découvrira l’amour – ou serait-ce plutôt la mort? – et l’écriture. L’homme de théâtre Niangouna entre bientôt en scène dans le premier de trois segments improvisés, interpellant un spectateur qui deviendra participant indirect du spectacle, établissant des liens entre la colonie pénitentiaire et la colonie tout court en une lecture décapante – mais jamais frustrée – du colonialisme, mais aussi un parallèle entre le bateau dans lequel de Brazza a débarqué (et pris possession) des lieux et le bateau que demeure tout geste créateur. Le soir de la première (les sujets variant selon l’inspiration du moment), Niangouna a également traité avec finesse de la question de la langue française, outil de communication à s’approprier plutôt qu’à rejeter en bloc. Il révèlera plus tard de grands dons de conteur quand il évoquera les histoires d’auteurs, tangente prise à partir des souvenirs de Genet réécrivant Notre-Dame des fleurs. Pour que le lecteur lie un auteur à son œuvre, ce dernier n’est-il pas condamné à réinventer le geste même qui a mené à cette création? « On ne peut pas retirer la langue française; il faut s’inventer soi-même. On écrit pour parler au monde, c’est une manière d’être avec les gens ».
Entre les segments, toujours, encore, le silence, qui gruge, qui fragilise. Lorsque Genet/Niangouna fracasse une barre de métal et se sauve dans la rue, laissant journaliste/metteure en scène et public en plan, les questions fusent. Serions-nous arrivés à la fin de l’histoire? De cette interprétation de celle-ci? Après ce qui paraît une éternité, les pas de Niangouna résonnent, en une série d’allers-retours derrière le rideau. Le jeu semble étalé sur la table, mais au fond, ne suffit-il pas de le jeter en l’air pour tout redéfinir? « Si j’ai peur d’entrer dans la norme? Bien sûr que j’ai peur d’y entrer et si j’ai en ce moment des éclats de voix, c’est parce que je suis en train d’entrer dans la norme… » Genet refusait les carcans; ce spectacle aussi. Il aurait sans doute accepté l’hommage grinçant ici rendu.
Jusqu'au 6 avril à l'Espace libre.
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