Pour son dernier concert de la saison 2012-13, l'ECM+ avait choisi de coupler deux œuvres d'esthétiques complémentaires, mais aussi deux formes d'expression, Vertiges proposant un jumelage entre cirque et musique contemporaine. Serait-on distrait par des numéros de voltige? L'hémisphère gauche essaierait-il de maîtriser le droit et vice versa? Le Concerto de chambre de Berg se décline déjà comme une page qui doit être perçue à deux niveaux pour pouvoir l'apprivoiser entièrement. Sériel (mais non dodécaphonique), composé pour les 50 ans de Schoenberg, le Concerto s'articule autour des lettres des noms et prénoms des trois représentants de la Seconde École de Vienne, trame qui reste plus ou moins intelligible pour ceux qui découvrent la partition. Il faut se laisser porter ailleurs, par la poésie et le lyrisme du deuxième mouvement, dédié au violon, par le sous-texte des commentaires parfois presque revanchards du piano, par la troublante complémentarité entre les timbres des instruments solistes et ceux des vents. Adorno a affirmé que Berg avait réalisé ici l'impossible: « unir le contraste et la médiation, composer à la fois pour notre conscient et notre inconscient ».
Les magnifiques éclairages de Caroline Nadeau, qui jouaient avec les volumes de la sculpture aérienne d'Elisabeth Picard et les transparences des très beaux paravents (signés Lisette Lemieux et Elisabeth Picard), tout en nimbant les solistes d'une lumière presque mystique auraient suffi je pense pour brouiller la ligne entre raison et émotion, entre le violon qui s'épanche de Jean-Sébastien Roy (qui a pris une étonnante maturité artistique depuis que je l'ai entendu au CMIM en 2009), le piano plus intellectuel de Jimmy Brière et le contrepoint des vents. À l'apparition de la contorsionniste Julie Choquette, l'œil est irrémédiablement attiré, nous éloignant de la partition, ce qui rendra plus difficile la connexion avec celle-ci quand l'artiste disparaîtra. Senn Annis au tissu aérien m'a semblé un prolongement plus naturel de l'atmosphère rêveuse du deuxième mouvement. Lorsque Kyle Driggs s'est amené avec ses anneaux cependant, j'ai ressenti une impression de décrochage total par rapport à ce que j'entendais.
L'après-entracte était dédié à la création de Vertiges du compositeur et auteur Nicolas Gilbert, un texte poétique inspiré d'Occupons Montréal et du Printemps érable. David se réveille au petit matin au milieu d'un campement et se rend compte que son amoureuse, Sarah, n'est plus dans la tête. Troublé par son absence, il part à sa recherche, se laissant happer au passage par un tribun, prenant part à une manifestation, franchissant la mince ligne entre le rêve et la violence, avant de retrouver sa douce dans un lieu improbable et réaliser que le plus grand vertige est peut-être bien celui de l'amour.
Porté par la voix de Jean Marchand (pourquoi n'était-il pas sur scène, au moins au milieu des musiciens, puisque son texte se décline ici comme une texture sonore?), l'histoire se développe, nous faisant passer de la révolte qui gronde aux interrogations de l’amant, grâce à d'adroites superpositions de motifs, en apparence simples, mais dont les subtilités se révèlent au fur et à mesure de leurs réutilisations. Prolongement naturel du Concerto de Berg au niveau des couleurs et des oppositions, Vertiges est également portée par l'habile utilisation des percussions rappelant les casseroles tapageuses et la saturation des sonorités qui nous permet de ressentir de l’intérieur les mouvements de foule.
La juxtaposition acrobates et musiciens m'a semblé ici plus naturelle. Les jongleurs qui s'échangent des quilles derrière le transparent devenaient une extension intéressante des échanges ludiques entre manifestants, mais distrayaient du texte quand à l'avant-scène. L'utilisation de la roue Cyr par contre s'est révélé d'une redoutable efficacité, ses circonvolutions hypnotiques magnifiant l'idée du vertige ressenti par l'amoureux – et tout citoyen concerné –, les dernières secondes de son tourbillon à vide rappelant le raclement des pieds et la clameur des voix qui s’élève. Souhaitons que l’œuvre de Gilbert, une des plus intéressantes écrites en écho aux mouvements de contestation soit reprise dans un avenir rapproché. Trop de gens ont déjà oublié le rouge dont s'était en partie parée notre ville.
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